France ou les lendemains qui déchantent
A l’Elysée, le président Macron s’apprête à donner une conférence de presse… Au premier rang de la presse, la journaliste vedette France de Meurs est en bonne place. Car il s’agit, autant d’interroger le président, que de se faire voir. Et plus encore de retenir l’attention en posant une question suffisamment « percutante » pour être reprise instantanément par les réseaux sociaux. Ce petit jeu, France de Meurs le maîtrise parfaitement lorsqu’elle évoque « la situation insurrectionnelle qui menace notre pays ». Dans l’ombre, Lou, l’assistante/nounou/attachée de presse se régale. Comme elle le dit, élégamment, « tu lui mets sa race ! » en parlant d’un confrère pris de vitesse. Mieux encore, le président a joué le jeu et France, souriante, remarque : « Il a un peu craqué sur moi… » Lou peut alors résumer : « Tu es la plus grande journaliste de France, France ! »
C’est cette belle femme de la quarantaine, star du système médiatique, dont Bruno Dumont fait l’héroïne de France où elle œuvre aussi bien sur le plateau d’Un regard sur le monde, son émission sur la chaîne d’information continue i que sur le terrain, partout où la guerre fait rage…
A la fois portrait d’une femme, journaliste à la télévision, d’un pays, le nôtre, et d’un système, celui des médias, France, présenté en compétition à Cannes 2021 (où il fut hué), aurait pu être un pensum sur le journalisme, la presse, la défiance notoire du public à l’égard des médias, les fake news et le complotisme qu’elles génèrent, les dérives de la télévision, ses bassesses, ses petites misères et ses grandes collusions. Disons-le d’emblée, ça ne l’est pas. Pour deux raisons principales. Parce que Bruno Dumont est un vrai cinéaste qui a une véritable vision et un sens aigu de la mise en scène. Parce qu’ensuite, il y a, ici, un parti-pris de traiter le récit comme un… roman-photo du grand théâtre médiatique.
France s’impose alors comme une allégorie d’un Barnum, d’une machine à faire du bruit, du buzz. Désormais, à la télévision, la représentation d’un événement compte bien plus que l’événement lui-même et Dumont le détaille entre ironie et cruauté, notamment dans ces reportages que France de Meurs, son caméraman et son preneur de son mènent sur différents théâtres d’opération. La journaliste s’applique à être très présente à l’image, (élégamment) voilée dans le Sahel ou casquée sous une mitraille venue de nulle part. Plus encore, elle organise des mises en scène, amenant des combattants à bidonner des scènes de liesse ou d’inquiétude. Lorsqu’enfin, France de Meurs confie à son interprète-fixer que c’était « formidable », celui-ci objecte, surpris : « C’était formidable de ne pas mourir ? »
« L’emprise de la fiction, observe celui qui fut, à ses débuts, prof de philo, sur le quotidien (le réel) est à l’œuvre. La fiction est à l’œuvre via tous les écrans numériques où la narration naturelle des images et des sons, toujours découpés (découpage) du réel et montés (montage), réalisent irrémédiablement un monde parallèle. (…) Les lignes de démarcation de la réalité et de la fiction sont fracassées, entraînant une schizophrénie symptomatique du nouveau monde numérisé où nous sommes. La réalité devient une fiction, le réel, un monde parallèle. »
C’est dans cet univers qu’évolue France de Meurs, véritable héroïne de cinéma, émoustillée jusqu’à l’inconséquence par la cinégénie télévisuelle qu’elle produit. Un jour pourtant, un (non-)événement, d’une particulière banalité (en conduisant son fils à l’école, la journaliste renverse un cyclomotoriste et le blesse sans gravité) va bousculer toute son existence. Voilà désormais, France de Meurs venant financièrement au secours des parents du jeune blessé mais craquant et s’enfuyant en pleurs lorsque, dans un talk-show, on lui parle de ce fait-divers… La lumineuse France de Meurs va alors glisser dans la pente. Les selfies avec ses fans lui deviennent insupportables et, dit-elle à un psy, « je voudrais être transparente, anonyme. Le regard des gens me glace ». A Baptiste, le jeune cyclo blessé, qui lui dit : « C’est bien d’être connue », elle glisse : « Non, pas toujours ».
Dans un récit allègre, Bruno Dumont va porter d’autres coups à sa tragique héroïne. Lorsqu’elle prépare en plateau, un reportage sur des migrants fuyant la misère sur des bateaux de fortune, un micro reste ouvert, diffusant les mots rigolards de Lou : « Prochaine étape : tu sauves des baleines ! » Et puis, dans une clinique installée dans de beaux paysages de montagne, où elle tente de se reconstruire, elle tombe amoureuse d’un beau prof de latin…
Sur France de Meurs, archétype de l’inconséquence, du plus rien ne compte, plus rien n’est grave, le cinéaste pose longuement son regard. Si le cinéma est bien une affaire de regards (de mystification du réel aussi mais dans un pacte tacite avec un spectateur éclairé), Dumont, maître en formalisme, sonde, dans des gros plans très longs, le visage de Léa Seydoux, magnifique interprète, dont les yeux reflètent des abîmes de doutes, de souffrance et de malheur. Au côté de Léa Seydoux, Benjamin Biolay incarne un mari « châtré » et l’épatante Blanche Gardin, un Lou à la fois intelligente et grotesque, affirmant qu’en matière de télévision, « le pire, c’est le mieux ».
France s’achève dans le Nord de la France, dont Dumont est natif. C’est là que France de Meurs se confronte lucidement à un présent dont le superficiel est évacué. Dans un entretien avec Danielle, épouse d’un violeur ou dans un arrêt devant l’endroit où une fillette fut assassinée, le cinéaste retrouve la radicalité magnifique des œuvres qui le révèlerent à Cannes : La vie de Jésus (1996), L’humanité (1999), Flandres (2006) et, plus tard, le ravageur mais désopilant Ma Loute (2016).
Danielle dira, face caméra : « C’est pas parce qu’on a fait du mal qu’on va en enfer, toujours. Tout le monde peut changer… »
FRANCE Comédie dramatique (2h14) de Bruno Dumont avec Léa Seydoux, Blanche Gardin, Benjamin Biolay, Emanuele Arioli, Juliane Köhler, Gaëtan Amiel, Jawad Zemmar, Marc Bettinelli, Lucile Roche. Dans les salles le 25 août.