Un foie gras siglé Yves Saint Laurent?
Ah, il va pas être content, mon kiné! J’ai les lombaires qui sifflent, la nuque qui se raidit, la colonne qui se dévisse. Oui, je sais, et la rate qui se dilate… Pas de quoi rire, le festivalier qui se respecte, voit des films. On parle, ici, de l’honnête, du travailleur, du besogneux même, celui qui n’entend pas rater une séance et qui, pour la projection de 8h30, se lève à 6h55, avale son Nespresso (on peut le dire, la marque est partenaire officiel du festival), engloutit son pain de mie tartiné de confiture de figues et se brosse les dents à toute vitesse. Le vrai, donc, fonce dans le délicieux matin cannois, croise les arroseuses municipales et les collégiennes, le portable vissé à l’oreille, en partance pour le bahut. Il arrive, à 8h tapantes, dans le Grand auditorium Lumière, au moment où l’on peut encore choisir son fauteuil. Un quart d’heure plus tard, le reporter slovaque se penche sur vous pour savoir si la place là-bas au milieu du rang est encore « free »? Et comme à la journaliste allemande, au critique québecois et à la chroniqueuse parisienne avant lui, on répond, déjà las et en levant à peine le nez de son Film français, que non, elle est prise. Pour l’heure, il n’y a pas encore eu d’accrochage mais nous n’avons pas dépassé le milieu du Festival, l’instant où les festivaliers fatigués deviennent irascibles.
Alors, à cause des vertèbres qui semblent avoir joué, en première ligne, le récent Toulon – Racing Métro, on en veut au Festival d’avoir programmé des films longs, parfois très longs. Hier, on s’est tapé « Winter Sleep », le beau film du Turc Nuri Bilge Ceylan, qui dure quand même 3h16 avant d’enchaîner, après une pause en forme de… queue devant la salle Debussy, avec une comédie argentine bien déchirée intitulée « Relatos Salvajes » devenue en français « Les nouveaux sauvages » qui, elle, titrait 2h02… Faites le compte.
Mais il se plaint de quoi, l’autre? Il est à Cannes, au festival, dans le plus bel endroit du monde pour tous ceux qui aiment le cinéma. Il voit des films, souvent remarquables, avant tout le monde. Et puis, quand il n’est pas dans le noir, il déambule sur la Croisette où on le prend pour Jean-Pierre Coffe. Sur la Croisette, où il y a une densité de belles au mètre carré qui dépassent, sinon l’entendement, du moins la capacité d’un regard moyen. Attentif mais moyen. Constat: le short se porte court à Cannes. Ailleurs, je ne sais pas. Mais, à Cannes, court, très court.
Je ne m’égare pas car de beauté, il fut beaucoup question ce matin puisque passait, en sélection officielle et en compétition, le « Saint Laurent » de Bertrand Bonello. Et, en passant aussi, encore 2h30 pour mes lombaires. Bonello, c’est lui qui fit « Le pornographe » en 2001 et « L’Apollonide – Souvenirs de la maison close » en 2011, tous deux présentés à Cannes. Ce second « Saint Laurent » était évidemment attendu. Il a été mis en chantier avant celui de Jalil Lespert (déjà sorti en début d’année) mais il n’arrivera sur les écrans français que le 1er octobre prochain.
Evidemment, à une poignée de mois de distance, ça fait bizarre d’entrer une seconde fois dans l’existence cinématographiée d’un des plus grands créateurs de mode. Mais, disons-le tout de suite, Bonello a réussi son coup. Désormais, le film de Lespert, qui n’est pas épouvantable non plus, fait office de biopic officiel. On le sait, il fut validé par Pierre Bergé, d’ailleurs superbement incarné par Guillaume Gallienne au point de presque voler la vedette à Pierre Niney…
Dans le Bonello, on voit beaucoup moins Pierre Bergé et Yves Saint Laurent est… double puisque le cinéaste a eu l’idée d’un couturier jeune porté par un remarquable Garpard Ulliel et d’un homme usé mais pas brisé auquel le grand Helmut Berger, oui celui des « Damnés » de Visconti, apporte toute sa classe.
Tous les génies ne sont pas aimables. Et Saint Laurent ne l’était sans doute pas. Mais sa trajectoire où la création allait de pair avec la drogue, l’alcool, la drague cuir a quelque chose de pathétique, forcément pathétique. Avec de belles fulgurances sensuelles, Bonello capte cette époque de l’élégance et de la déchéance où le chaos, notamment des corps sans âme, savait avoir du style.
Et puis, il y a cette scène où tout l’atelier d’Yves Saint Laurent est réuni par Pierre Bergé pour un déjeuner. On y entend distinctement l’une des employées dire à sa voisine: « Mais le foie gras ne vient pas que du Sud-Ouest. En Alsace, on en fait aussi… » On tenait à le dire surtout lorsqu’on voit célébrer, pour ses cinquante ans d’existence, le Nutella… Cela dit, j’en mettrai peut-être demain matin sur ma tartine. Avant de filer en projection etc, etc.