Un irrépressible appel de la chair
Avec sa réputation de cinéaste sulfureux, Paul Verhoeven a le chic pour « affoler » une Croisette qui n’aime rien tant qu’un brin de « scandale » pour donner du grain à moudre aux gazettes. Ce fut le cas en 1992 lorsque Basic Instinct fit l’ouverture du 45e Festival et consacra en une soirée, pour un passement de (belles) jambes, Sharon Stone star internationale.
A 82 ans, semble-t-il bon pied bon œil, le cinéaste batave a donc fait son retour sur le tapis rouge, amenant sur l’écran de la compétition officielle, sa Benedetta Carlini, nonne italienne du 17e siècle devenue abbesse d’un couvent de Toscane. L’histoire de cette religieuse catholique constitue l’un des premiers cas documentés d’homosexualité féminine en Europe occidentale.
Après le succès d’Elle (2016), le producteur franco-tunisien Saïd Ben Saïd avait apporté différents projets à Verhoeven. Celui-ci travailla sur une adaptation pour la télévision du Bel-Ami de Maupassant puis sur un film centré sur Jean Moulin et un autre sur Jésus de Nazareth avant de se tourner vers un drame inspiré d’un fait-divers « post médiéval » situé dans un couvent toscan. Ce sera donc Benedetta pour lequel le réalisateur et son scénariste David Birke (déjà auteur de Elle) s’appuient sur l’ouvrage Sœur Benedetta, entre sainte et lesbienne, publié en France en 1987 par l’Américaine Judith C. Brown, historienne à l’université de Stanford qui retrouva le verbatim du procès de la nonne dans des archives de Florence.
C’est donc peu de dire qu’on attendait ce Benedetta qui devait primitivement sortir en salles en 2019 avant de voir sa sortie repoussée à cause de l’état de santé de son réalisateur puis de connaître le sort de tous les films décalés à cause de la crise du Covid et de la fermeture des cinémas.
« J’ai été attiré, explique Verhoeven, par l’audace et l’unicité de cette histoire, par le mélange entre christianisme et sexualité lesbienne. Le personnage m’intéressait, avec la question de savoir si on peut manipuler les gens sans se rendre compte qu’on les manipule. D’autre part, j’ai toujours été intrigué par Jésus, j’ai même écrit un livre sur lui. Ce film montre mon intérêt pour les religions, mais aussi mes doutes sur les réalités religieuses. »
Sur Florence, la peste, des femmes réunies par hasard dans une église presque déserte, on avait apprécié en son temps la manière joyeuse dont Boccace évoquait la galanterie amoureuse dans Le Décaméron et dont les cinéastes italiens en rendaient allègrement compte. Dans Benedetta, le ton est sombre, la vision de la vie quotidienne au couvent certainement réaliste et Verhoeven trouve le bon équilibre entre l’évocation de la religion, la sexualité et les manigances politiques des gens d’Eglise soucieux de tirer profit des miracles générés par la nonne qui, elle-même, se servait habilement des stigmates de Jésus crucifié qu’elle s’infligeait…
S’ouvrant sur le voyage (durant lequel elle met en déroute une bande de soudards en les menaçant de la sainte Vierge) d’une ravissante fillette conduite par ses riches parents au couvent de Pescia, Benedetta met en scène une enfant intelligente qui, venue, de nuit, prier devant la statue de la Vierge, verra cette statue tomber sur elle sans la blesser… 18 ans plus tard, Benedetta est une belle jeune femme blonde (Virginie Efira, séduisante et juste) qui continue à « rencontrer » Jésus et le raconte à ses soeurs: « Il est venu à moi. Je suis son épouse, n’est-ce pas ? »
Lorsque la jeune Bartoloméa force la porte du couvent pour échapper à un père violent et incestueux, l’existence de Benedetta bascule… La sauvageonne inculte et illettrée (excellente Daphné Patakia) la trouble au plus haut point. Bientôt, les deux femmes ne pourront résister ni aux étreintes, ni aux plaisirs saphiques qui les emportent dans les bras l’une de l’autre, Benedetta s’inventant un Jésus qui l’autorise à la jouissance érotique. Verhoeven signe alors quelques scènes de sexe plutôt bien menées, jusqu’à cette statuette en bois de la Vierge qui a accompagné Benedetta depuis l’enfance et dont Bartolomea va sculpter l’extrémité en oslibos pour offrir des orgasmes inédits à son amante… Pour Bartolomea, ce sextoy n’est qu’un objet. Pour Benedetta, il a valeur symbolique mais elle l’abandonne dans son parcours vers l’amour.
Las, un judas dans le mur de la (large) cellule de Benedetta décidera du sort funeste des deux femmes.
Très bien photographié (avec des influences venues notamment du Septième sceau de Bergman) par la chef opératrice Jeanne Lapoirie qui privilégie à la fois les lumières naturelles et les caméras portées, le film de Verhoeven prend évidemment une dimension féministe lorsqu’il traite de la manière dont une femme prend le pouvoir dans son couvent (elle réussit à écarter la mère abbesse en poste) et plus encore comment elle va aller au bout de ses désirs sexuels, quitte évidemment à devoir affronter les foudres de la religion. Même si le prévôt (Olivier Rabourdin) considère que la luxure entre femmes est chose impossible, le nonce florentin (Lambert Wilson), venu à Pescia pour juger Benedetta des actes de blasphème, hérésie et bestialité, estime, lui, qu’il y a bien « inversion sacrilège »…
Benedetta mystique, menteuse, manipulatrice ? Verhoeven se garde, ici, de trancher, ni d’ailleurs de s’en prendre à la religion même s’il en pointe les hypocrisies. Sa Benedetta est une femme « moderne » arrivée dans une époque et une société totalement dominées par les hommes où l’appel de la chair et le plaisir physique étaient inconcevables pour les femmes.
Même s’il ne provoquera probablement pas de scandale, Benedetta est un récit d’époque enlevé qui se regarde avec intérêt.
BENEDETTA Drame (France – 2h06) de Paul Verhoeven avec Virginie Efira, Charlotte Rampling, Daphné Patakia, Lambert Wilson, Olivier Rabourdin, Louise Chevillotte, Hervé Pierre, Clotilde Courau, David Clavel, Guilaine Londez, Jonathan Couzinié. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 9 juillet.