Youri, son vaisseau et son rêve
« Quand je parle plusieurs fois d’un immeuble, je finis par dire lui… » C’est une voix d’enfant qui, au générique de fin de Gagarine, évoque ainsi cet ensemble d’habitation d’Ivry-sur-Seine, dans la banlieue parisienne, immense bloc de briques rouges construit au début des années soixante et abritant quelque 370 logements.
Cette cité Gagarine est l’autre personnage principal du premier film d’un tandem de jeunes cinéastes talentueux qui se sont rencontrés sur les bancs de Sciences Po… Ensemble, ils ont imaginé, autour de la fin programmée de ces grandes barres, l’histoire d’un adolescent, infiniment attaché au lieu et tout aussi passionné de voyage dans l’espace. Youri a 16 ans. Il a grandi là dans la fameuse « ceinture rouge » des municipalités communistes autour de Paris. Un jour, sa mère est partie avec un nouvel amoureux. Et elle ne donne plus de signe de vie. Alors Youri regarde la photo où, bébé, il pose sa tête sur l’épaule de cette belle femme brune. Mais Youri regarde aussi vers les étoiles et caresse le rêve, probablement insensé, de devenir cosmonaute.
Un jour, des experts débarquent dans la cité. Ils vérifient la qualité des éclairages des parties communes mais aussi les microfissures, les fissures dans les murs, les affaissements. Et puis il y a trop de poussière, trop d’amiante. Trop de rats aussi dans les coursives. Lorsque Youri comprend que sa cité est menacée de démolition, il choisit d’entrer en résistance, de devenir un clandestin au milieu de chez lui.
Gagarine s’ouvre sur un reportage en noir et blanc réalisé par le Parti communiste français où l’on voit le célèbre cosmonaute arriver en limousine dans la cité à laquelle il va donner son nom. Un ensemble parmi bien d’autres dans la banlieue parisienne symboles de modernité et de résorption des bidonvilles autour de la capitale…
Mais, en ce mois de juin 1963, même si les images sont de propagande et que le premier homme dans l’espace, en uniforme de colonel de l’Armée rouge, est en mission, la liesse des habitants n’est sans doute pas feinte. Et Gagarine qui s’applique protocolairement à planter un arbre, est couvert de confettis sous les vivats d’une foule clairement ravie de trouver un nouvel et agréable habitat.
A travers l’aventure de Youri, de la ravissante Diana, jeune Rom qui vit non loin de Gagarine dans un campement de caravanes et du frèle Houssam, c’est bien sur une utopie collective des sixties que Fanny Liatard et Jérémy Trouilh posent un regard attentif et chaleureux. Ils s’intéressent évidemment, au-delà des souvenirs des habitants (dont certains sont venus tenir leur propre rôle dans le film), à ce moment, en 2014, de bascule où la décision est prise de démolir Gagarine. C’est alors l’heure du relogement, certainement dans des conditions meilleures mais avec aussi le déchirement d’emporter ses histoires de famille, le souvenir de décennies passées dans les murs de Gagarine (même si on lit sur un mur le tag « Ici, on crève ») sans oublier les récits des passés ouvriers, des migrations, des espoirs et des déceptions…
En inventant le personnage de Youri, qui va faire de sa cité un… « vaisseau spatial », les cinéastes adressent un beau salut aux rêves d’une jeunesse de banlieue souvent décriée. Ils imaginent ainsi un adolescent qui a développé un imaginaire à la hauteur de cette barre gigantesque. Voir disparaitre cette cité, c’est, pour Youri, voir mourir ses souvenirs et ses rêves d’enfance, mais c’est aussi perdre une communauté qu’il chérit.
Cette communauté, justement, Liatard et Trouilh s’appliquent à la présenter avec un regard, sinon décalé, du moins positif, bienveillant et dépourvu des clichés qui caricaturent souvent le duo banlieue/jeunesse. Bien sûr, les gamins qui tiennent les murs ne sont pas absents du récit, pas plus que Dali, le petit caïd du coin (Finnegan Oldfield) avec sa barrette de shit à la main. Mais c’est bien l’amour inconditionnel que Youri porte à sa cité qui domine, ici, le récit. Et qui va emporter peu à peu le spectateur dans une fantaisie aussi poétique que douce-amère. Car tous les habitants de Gagarine, et Youri le premier, savent que la fin de la cité est programmée. Simplement, Youri, en équilibre entre sa cité et les étoiles, a décidé de prolonger le rêve…
Costaud au regard d’enfant, Alséni Bathily est un beau Youri qui n’entend pas renoncer à son monde imaginaire. A ses côtés, la lumineuse Lyna Khoudri, formée au TNS à Strasbourg et découverte dans Papicha (2019) où elle incarnait, en Algérie, une étudiante battante résolue à devenir styliste de mode, incarne Diana, la petite amie qui pose, sur Youri, un regard volontiers émerveillé. La scène où, dans la serre créée au cœur d’un appartement par Youri, il danse, avec Dali et Diana, sur La Marseillaise reggae de Gainsbourg, est sans doute un clin d’œil à la France qui oublie ces jeunes-là…
Imprégné de réalisme magique (que les auteurs ont expérimenté en Amérique du sud), Gagarine vogue constamment entre réalisme et onirisme. Le 31 août 2019, le premier coup de pelleteuse est donné, sous les yeux des anciens habitants de Gagarine et la caméra de Liatard et Trouilh tournait. Et le film devient du coup une archive pour la mémoire.
Mais Youri, magnifique clochard céleste, continuera, lui, à voguer encore longtemps en apesanteur dans sa « cabine spatiale ». La seule à avoir de longs couloirs sombres, un toit plat d’où l’on voit tout Paris et des murs de briques rouges…
GAGARINE Comédie dramatique (France – 1h37) de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh avec Alséni Bathily, Lyna Khoudri, Jamil McCraven, Finnegan Oldfield, Farida Rahouadj, Denis Lavant. Dans les salles le 23 juin.