Alexandre, Arcimboldo, Séverine, Thomas, Mickaël, Adrien et les autres
FANTAISIE.- Voilà un petit bout de temps que ces deux-là nous régalent ! On se souvient avec plaisir de la variation versaillaise mais aussi de Liberté-Oléron (2001) ou plus près de nous d’Adieu Berthe (2012) ou encore du délicieux Comme un avion (2015) sans oublier le diptyque Gaston Leroux (Le mystère…, 2003 et Le parfum…, 2005). Bruno Podalydès derrière la caméra et Denis devant. Mais, avec Les 2 Alfred (France – 1h32. Dans les salles le 16 juin), pour la première fois, les deux frères ont, à l’image, des rôles d’importance équivalente. Ils composent, ici, un improbable mais savoureux duo. Chômeur déclassé, Alexandre (Denis P.) a deux mois pour prouver à sa femme, officier de marine dans un sous-marin, qu’il peut s’occuper de ses deux jeunes enfants et être autonome financièrement. Alors qu’il conduit Ernestine à la crèche, Alexandre fait la connaissance du providentiel Arcimboldo (Bruno P.), « entrepreneur de lui-même » qui va venir squatter chez lui. Le problème, c’est que The Box, la start-up très « friendly » qui veut embaucher Alexandre à l’essai a pour dogme : « Pas d’enfant ! ». Commence alors un jeu du chat et de la souris où Alexandre va finir par se trouver une alliée inattendue en la personne de Sévérine, sa supérieure (épatante Sandrine Kiberlain). Car cette « tueuse » au caractère éruptif, cache, comme d’autres à The Box, un secret qui pourrait lui être préjudiciable…
Si Les 2 Alfred est constamment imprégné d’une fantaisie poétique, son propos est cependant assez grinçant, voire glaçant puisqu’il met en scène des personnages qui, professionnellement, ont une marge de choix bien réduite. S’ils sont salariés, Alexandre et Séverine se voient imposer de gros sacrifices. Pour sa part, Arcimboldo, roi des petits boulots sur applis, semble pouvoir privilégier une certaine liberté mais c’est, cette fois, au prix des règles de l’ubérisation et de sa quête quotidienne des petites étoiles de satisfaction…
Les 2 Alfred fait parfois penser à Jacques Tati et spécialement à Playtime, notamment à travers la fausse nonchalance, la vraie fébrilité et la puérilité ambiante qui règnent à The Box où les employés sont tenus d’atteindre, sur fond de « benchmarking », des objectifs opérationnels constamment réévalués à la hausse… Le propos de Bruno Podalydès ne se veut pas politique mais il dit pourtant bien des choses sur l’entreprise aujourd’hui. Et comme il dit avec un petit grain de folie, on entre volontiers dans l’aventure de ce trio qui finit par être (raisonnablement) optimiste, burlesque et tendre.
TENACITE.- Abattu après sa récente défaite en cinq sets en finale de Roland-Garros, Stefanos Tsitsipas (qui menait deux sets à rien contre Djokovic) avait déclaré avoir compris qu’au tennis, il fallait gagner trois sets et non pas seulement deux… Cette réflexion aurait pu aussi traverser l’esprit de Thomas Edison… A presque 38 ans, Thomas est un tennisman qui n’a jamais brillé. Pourtant, il y a 17 ans, il était l’un des plus grands espoirs du tennis. Mais une défaite en demi-finale d’un grand tournoi l’a traumatisé et depuis, il est resté dans les profondeurs du classement. Mais, aujourd’hui, refusant d’abdiquer, il dit : « Moi, je n’abandonne jamais ». Comme une wild card lui a été refusée, il passe par trois matches de qualification pour entrer dans le tableau final des Internationaux de France. Et soudain le désir de sauver son honneur, l’amène à retourner au combat.
Ancien joueur de bon niveau, le réalisateur Quentin Reynaud saisit parfaitement, dans 5ème set (France – 1h53. Dans les salles le 16 juin), la superbe dramaturgie d’un match de tennis et il donne un caractère résolument romanesque à son histoire avec ce has-been magnifique qui décide, avec une rage sourde, de tutoyer à nouveau, sinon les sommets, du moins un monde qui chérit les vedettes. Pourquoi, à la quarantaine approchant, Edison veut-il retourner à ce combat qui meurtrit les genoux et blesse les mains jusqu’au sang ? Peut-être pour mettre au silence une mère étouffante (Kristin Scott Thomas) qui vient de déclarer, dans les médias, que son fils n’a peut-être pas le mental d’un grand joueur; sans doute aussi pour clouer le bec au jeune espoir français Damien Thosso qui estime, prétentieux, que son match à Roland contre Edison sera un bon premier tour d’entraînement…
En s’appuyant sur un Alex Lutz qui a toujours préféré l’équitation à la balle jaune mais qui s’est glissé de façon très crédible dans la peau d’un joueur de tennis, Reynaud réussit un film qui, par moments, est quasiment documentaire, sur l’univers du tennis professionnel. Comme le cinéaste a pu se servir du vrai décor de Roland Garros, le combat homérique qui attend Edison sur la terre battue est aussi palpitant qu’un après-midi de juin quand on est collé devant l’écran de France 2. Et Reynaud n’hésite pas à consacrer une vingtaine de minutes à ce match Edison/Thosso qui clot le film. Et qui s’achève sur une fin ouverte. Edison atteindra-t-il un ultime rêve ?
ROAD-MOVIE.- C’est un homme visiblement fatigué qui se tient derrière son volant dans une rue d’un quartier populaire de Paris. C’est la nuit et un jeune homme monte à bord de la voiture. Il tend sa carte Vitale tandis que l’homme glisse : « Je te fais une ordonnance pour 28 jours, ça te va ? » L’ordonnance, c’est pour du Subutex, une drogue de substitution largement utilisée par les toxicomanes. Les toxicomanes justement, ce sont les clients habituels de Mickaël Kourtchine, médecin de nuit qui fonce à travers la ville pour intervenir auprès de malades dont un coordinateur des urgences lui donne les adresses. Dans Médecin de nuit (France – 1h22. Dans les salles le 16 juin), son troisième long-métrage après Alyah (2012) et Les anarchistes (2015), Elie Wajeman dresse le portrait d’un de ces praticiens qui, explique le cinéaste, « sont branchés en permanence au contemporain » et souvent en première ligne de ce qui se passe de moins limpide dans la nuit.
Manifestement addict à la nuit, Mickaël a fait le choix, au risque de se trouver en conflit avec l’assurance maladie, de considérer les usagers de drogue comme des êtres singuliers dont il recueille parfois la parole… Mais ce médecin de nuit, s’il signe beaucoup d’ordonnances pour du Subutex (dont on comprend vite qu’il sera revendu au prix fort, par des trafiquants, jusqu’en Géorgie) a mis le doigt dans un redoutable engrenage. Et s’il la fait, c’est aussi par fidélité à son cousin Dimitri (Pio Marmaï), pharmacien couvert de dettes et acculé de toutes parts par ses créanciers. A cause de son côté road-movie urbain, à cause d’une atmosphère volontiers glauque, à cause de ses personnages paumés, Médecin de nuit est un film de genre aux allures de thriller existentiel.
Silhouette voûtée et démarche lourde, Vincent Macaigne incarne remarquablement cet homme qui voudrait lâcher l’affaire, trouver un job de médecin dans un dispensaire de jour et qui se débat aussi avec une vie privée compliquée, entre une épouse (Sarah Le Picard) qui le somme de choisir son camp (elle ou la nuit) et une maîtresse (Sara Giraudeau) qu’il ne parvient pas à quitter. Lorsqu’une patiente, dans la nuit, propose de lui jouer un peu de musique douce au piano, Mickaël semble sur le point de tout lâcher…
NEVROSE.- « Quoi qu’on fasse, on ne contrôle jamais rien ». Il est un peu amer, le brave Adrien, sur les choses de l’existence. Mais surtout, il est dans l’angoisse car Sonia, sa compagne, lui a annoncé qu’elle faisait une pause. Mais combien de temps, ça dure une pause ? Là, ça fait déjà un mois et Adrien passe par des phases d’abattement, de colère et d’espoir, de désespoir aussi et de complaisance dans le désespoir. Tout cela, Adrien le rumine alors qu’il attend la réponse de Sonia au sms qu’il lui a envoyé depuis une bonne poignée de minutes maintenant. Comme beaucoup d’autres soirs avant celui-là, Adrien est coincé à un dîner de famille où papa (François Morel) ressort la même anecdote que d’habitude, maman (Guilaine Londez) ressert le sempiternel gigot et Sophie, sa sœur, écoute son futur mari comme s’il était Einstein. Alors Adrien laisse vagabonder son imagination, écoute d’une oreille distraite une discussion sur le chauffage par le sol. Et soudain Adrien explose. Il envoie violemment tout ce petit monde se faire voir. Mais ce n’était que son moi intérieur qui se révoltait ainsi.
Avec Le discours (France – 1h28. Dans les salles le 9 juin), Laurent Tirard adapte le roman éponyme de Fabcaro, paru chez Gallimard en 2018. Pour les lecteurs de l’ouvrage de l’un des bons auteurs français de bande dessinée, Le discours semblait difficilement transposable au cinéma tant la narration est chaotique, le récit déstructuré et le propos d’Adrien foncièrement introspectif. Mais, au prix d’une dissection méthodique du texte de Fabcaro, Tirard a réussi, quitte à prendre une petite phrase qui a l’air anodine et la transposer en allant au bout du délire, à rendre l’esprit originel.
Il est vrai que le réalisateur de Astérix et Obélix au service de sa majesté (2012), Un homme à la hauteur (2016) ou Le retour du héros (2018) peut se reposer sur un fameux comédien. Sociétaire de la Comédie Française, Benjamin Lavernhe, vu naguère dans Antoinette dans les Cévennes, est de tous les plans. Et on savoure ses soliloques et son « Oh putain, je l’avais pas vu venir » lorsque Ludo, son futur beau-frère (Kyan Khojandi), lui demande de faire un discours à son mariage avec Sophie (Julia Piaton)… Là, l’angoisse d’Adrien, névrosé, hypocondriaque, constamment dans la plainte, vire à la panique. Et le spectateur s’amuse de cette pensée qui ne s’arrête jamais, de cette névrose en boucle, de l’incapacité d’Adrien à dire non. Ah, les tourments des uns fait du bon burlesque pour les autres au cinéma.