Terribles cicatrices de la mémoire
« Ca, on ne peut pas le raconter. Y’a pas de mots pour le dire. On ne peut même pas l’imaginer. » Des hommes, récit de l’indicible, s’ouvre sur les images paisibles, le soir, d’un feu de cheminée. Le bois craque, des braises s’envolent. Feu-de-Bois, c’est l’un de ces hommes dont parle le nouveau film de Lucas Belvaux, est là. En vrai, il se prénomme Bernard et on le voit se préparer pour aller à l’anniversaire des 60 ans de sa sœur Solange. Au passage, après avoir serré sa cravate et enfilé sa veste, il saisit rapidement une petite boîte noire et la fourre dans sa poche. Lorsqu’il apparaît à la fête, c’est aussitôt un malaise qui s’installe comme si Feu-de-Bois n’était pas réellement le bienvenu. Mais ce type massif, voûté, avançant d’un pas lourd, presque hésitant, n’en a cure. Il vient pour offrir un cadeau à Solange, en l’occurrence un superbe bijou représentant un oiseau aux ailes déployées… Solange : « Il est fou… Il fallait pas… Elle est trop belle ». Mais, autour, les convives, tous des familiers, grondent. Parce que le bijou, Bernard l’a acheté, ils en sont certains, après avoir dépouillé sa vieille mère. Un salaud, en somme. Auquel quelqu’un lance : « Tout ce que tu as, c’est nous qui te l’avons donné ! »
Avec Des Hommes, le cinéaste belge adapte le roman éponyme de Laurent Mauvignier paru en 2009 aux éditions de Minuit. Il se souvient : « J’ai lu Des hommes dès sa sortie, il y a plus de dix ans. Je l’ai trouvé magnifique, étourdissant, émouvant, fort. En fait, j’aurais aimé l’avoir écrit. Il y a bien sûr le style, une écriture syncopée, haletante qui fait naître la tragédie de l’insignifiant, de l’ordinaire, du silence. Laurent Mauvignier est un grand auteur mais on n’adapte pas un style. On peut en revanche adapter un procédé. Ici, ce sont les flash-backs, les soliloques, le récit non chronologique au fil de la pensée. »
Feu-de-Bois est plutôt du genre taiseux qu’on ne vient pas emmerder. Parce qu’il est costaud comme un bœuf. Mais, là, arrivé au bout de sa rancœur, de sa haine, avec un passé traumatique qui revient toujours, lancinant, il est allé trop loin. A Saïd, il a balancé des insultes racistes. Plus tard, aviné, il pénètre au domicile de cet homme et s’en prend à la mère de famille. Saïd constate, tristement : « à force de vivre avec vous, on a cru qu’on était pareils… » On pense parfois, en suivant les péripéties pauvrement ordinaires de ces personnages, à ceux de Chez ces gens-là, la magnifique chanson de Jacques Brel.
Et puis, par quelques flash-back, le cinéaste nous entraîne en Algérie. L’Algérie française où les troufions français font une guerre qui ne dit pas son nom. En ce temps, on disait « les événements »…
Enfin, alors que la nuit tombe sur la fermette aux murs lépreux (les scènes de campagne ont été tournées dans le Morvan), que Feu-de-Bois a glissé deux cartouches dans son fusil de chasse, qu’il sait, assis là dans son fauteuil, que les gendarmes viendront, on le retrouve, soldat de 20 ans, dans un camp, vaquant aux occupations de la troupe…
La grande force du film de Belvaux, c’est qu’il a choisi un récit en voix off porté par une véritable intimité, celle des lettres que Bernard (Gérard Depardieu), qui n’était pas encore une boule d’amertume rongée par l’alcool et le dégoût de la vie, envoyait régulièrement à Solange (Catherine Frot). Un récit où il est question de l’ennui, des jours et des nuits, des semaines et des mois perdus, du soleil, de la poussière, de la peur. Avec ces mots lancinants qui reviennent en boucle : « Je ne t’ai pas raconté… » C’est la chasse aux « fells », les rafles dans les douars « où l’on ne trouve jamais rien mais ça calme les nerfs ». Et il n’a pas raconté non plus le médecin militaire massacré, le village brûlé avec la fille violée et le gamin abattu ou encore le campement français attaqué alors que la moitié de la troupe était ailleurs. Les soldats trucidés, l’ingénieur harki et sa famille sauvagement tués. Des choses qu’on ne peut pas raconter. Et qui demeurent, à l’image, hors champ…
Comédien pour Chabrol (Poulet au vinaigre, 1984), Assayas (Désordre, 1986), Carion (Joyeux Noël, 2005), Wargnier (Pars vite et reviens tard, 2006) ou Guediguian (L’armée du crime, 2009) sans oublier fréquemment ses propres films, Belvaux, à 59 ans, est à la tête, en tant que réalisateur, d’une douzaine de longs-métrages. Parmi lesquels, on avait aimé Rapt (2009), inspiré par l’enlèvement du baron Empain, Pas son genre (2014), une comédie douce-amère sur l’histoire d’amour d’un couple mal assorti, en l’occurrence une coiffeuse amatrice de karaoké et un prof de philo parisien muté dans un lycée d’Arras. Enfin, on retrouve le cinéaste moraliste, politique et engagé avec 38 témoins (2012) qui interroge l’indifférence des êtres humains aux souffrances les plus terribles de leurs semblables ou encore Chez nous (2017) où il traite de l’extrême droite française et de sa dédiabolisation.
En adaptant Mauvignier, Lucas Belvaux traite, à hauteur d’homme, loin de toute envolée héroïque, des questions qui, dit-il, le tarabustent depuis longtemps : la confrontation des destins individuels avec la grande Histoire, les souvenirs, la culpabilité et les marques indélébiles que la guerre laisse dans les consciences.
Feu-de-Bois et son vieux copain Rabut incarné par Jean-Pierre Darroussin (« On ne s’aimait pas mais on était toujours ensemble ») sont des survivants d’une guerre qui ne s’est jamais terminée parce qu’elle ne fut jamais nommée. Alors quand un soldat disait : « On pacifiait » et qu’un autre gamin en uniforme, pacifiste lui, interrogeait : « Oradour, c’est quoi la différence ? » à propos d’un massacre de villageois, on ressent intimement, toujours à cette hauteur d’homme perdu, les souvenirs, la souffrance, les cicatrices secrètes. Des hommes est un très beau film sur la mémoire.
DES HOMMES Drame (France/Belgique – 1h41) de Lucas Belvaux avec Gérard Depardieu, Catherine Fort, Jean-Pierre Darroussin, Yoann Zimmer, Félix Kysyl, Edouard Sulpice, Fleur Fitoussi, Ahmed Hamoud, Clotilde Mollet, Amelle Chahbi, Mohammed Elfaki, Farid Larbi. Dans les salles le 2 juin.