Le vieil homme emporté dans la confusion de sa mémoire
Allez donc sur le net et tapez « citations vieillesse ». Bigre, qu’on peut en lire de propos sur les passions, le temps, l’espérance, l’absence d’illusions, la grâce et la témérité, l’âge et les âges, la quiétude, l’amnésie, les regrets, l’ivresse ou encore la fameuse infamie cornélienne. La mort, évidemment.
Pour mesurer ce naufrage qu’évoquait le général de Gaulle, on peut s’installer dans un fauteuil de cinéma et voir The Father. Il faudrait dire, se laisser happer par le film de Florian Zeller. Les Oscars étant passés par là, on sait tout de cette aventure cinématographique vécue par celui que le britannique Guardian n’a pas hésité à qualifier d’« auteur de théâtre le plus passionnant de notre époque ». Dramaturge reconnu, Zeller est à la tête d’une douzaine de pièces déjà dont Le père, créé en 2012 au théâtre Hébertot avec Robert Hirsch dans le rôle principal et dans une mise en scène de Ladislas Chollat, qui décrochera plusieurs Molières dont celui de la meilleure pièce en 2014.
« A l’origine, explique Florian Zeller, je viens du théâtre. J’ai une passion pour ce qui se passe sur une scène et pour le travail vivant des comédiens. Mais c’est vrai que je réfléchis depuis longtemps à ce premier film. Je n’avais pas le désir abstrait de faire « un film », mais celui, plus concret, de faire ce film- là, en particulier. Même s’il est adapté d’une de mes pièces, mon intention n’était pas de filmer du théâtre. C’était au contraire de tenter de faire ce que seul le cinéma permet de faire… »
Probablement parce qu’inconsciemment, l’âge venant, on craint de se projeter dans le personnage de The Father, on est allé voir ce film un peu à reculons. Mais la magie du cinéma, une fois encore, opère à plein. Le « ce que seul le cinéma permet de faire » de Zeller nous éclate d’emblée à la figure. Par, évidemment, le génie d’acteur d’Anthony Hopkins mais aussi par une mise en scène qui, très rapidement, dilue les repères et, comme le vieil Anthony, nous amène à perdre pied…
A 81 ans, Anthony porte encore beau et cet élégant ingénieur à la retraite sait, par quelques pas de claquettes, séduire la jeune Laura (Imogen Poots) qui vient d’être engagée pour lui servir d’aide à domicile. Mais l’homme présente cependant les signes d’une maladie proche d’Alzheimer. Face à une situation qui se dégrade, Anne, sa fille, préoccupée par le bien-être de son père, tente tout ce qu’elle peut pour soutenir Anthony qui s’avance de plus en plus dans un labyrinthe de questions sans réponses…
Ce labyrinthe, le cinéaste l’installe, à l’écran, en utilisant les portes, les couloirs, la profondeur du décor d’un vaste appartement cossu (le film a été entièrement tourné en studio à Londres) pour composer ses cadres. Mieux encore, les cadres dans les cadres participent à l’impression d’enfermement, de répétition et de boucle qui correspondent à la manière dont Anthony perçoit son environnement et vit son rapport aux autres.
Porté par une narration non linéaire, The Father procède alors comme un puzzle mental où tout, des scènes aux dialogues, se décale légèrement, de façon à ce que le spectateur ne soit jamais sûr qu’il s’agisse de la réalité ou d’un fantasme du père et/ou de sa fille. Ainsi la brève scène dans la chambre à coucher d’Anthony où Anne pose ses mains sur le cou de l’homme endormi semble renvoyer, dans une autre situation certes, à Amour de Haneke. Mais c’est aussi, par exemple, le cas dans la cuisine avec des sacs de course bleus où la superposition des scènes provoque un contre-sens dans l’espace et la temporalité…
« Je me débrouille tout seul », décrète Anthony qui s’énerve en disant qu’il ne quittera jamais son appartement. Mais, à cet instant, est-il encore chez lui ou habite-t-il déjà chez Anne qui a préféré le prendre avec elle pour mieux s’occuper de lui ? Tout le film de Zeller progresse ainsi par petits fragments d’existence qui semblent de plus en plus se dérober dans l’entendement d’Anthony. Pour incarner cet émouvant personnage, le cinéaste a trouvé en Anthony Hopkins un comédien exceptionnel. Dans ses moments de colère, de rage, d’ironie cruelle par rapport à Anne, Hopkins est formidable. Il l’est tout autant dans ses silences, lorsque soudain ses yeux bleus semblent littéralement se vider… Trente ans après l’Oscar remporté pour le terrifiant Hannibal Lecter dans Le silence des agneaux, Hopkins récidive avec ce père qui voit la perte de sa mémoire tout faire disparaître autour de lui.
Si Hopkins porte indéniablement The Father, il joue à merveille avec la grande Olivia Colman. Découverte dans le passionnant Tyranossaur (2011), l’actrice anglaise est connue pour avoir été la reine Elizabeth II dans les saisons 3 et 4 de la série The Crown. Mais c’est avec une autre reine d’Angleterre, celle de Yorgos Lanthimos dans La favorite (2018) qu’Olivia Colman remporta l’Oscar de la meilleure actrice à Hollywood. Ici, son Anne est au bord de la chute, fracassée et impuissante devant les derniers moments de lucidité d’Anthony. Lorsque son père dit simplement « Merci pour tout », elle rayonne instantanément. Avant de céder aux larmes lorsqu’il la malmène rudement…
Enfin, il faut citer Olivia Williams, qu’on avait beaucoup aimé en épouse toxique du premier ministre anglais dans The Ghost Writer (2010) de Polanski, qui est, ici, une nurse sublime dans la pathétique dernière scène du film.
Récompensé aussi par l’Oscar du meilleur scénario adapté pour Zeller et Christopher Hampton, le scénariste anglais, notamment, de Stephen Frears (Les liaisons dangereuses, Mary Reilly ou Chéri) mais aussi d’Anne Fontaine (Coco avant Chanel et Perfect Mothers), The Father est une œuvre puissante et constamment sous tension. Sur laquelle la musique originale de Ludovico Einaudi se pose avec une belle et discrète fragilité. Son casque sur la tête, Anthony s’abîme paisiblement dans la musique de Purcell et de Bellini. Avec lui, l’admirable « Je crois entendre encore » de l’aria des Pêcheurs de perles de Bizet nous trotte désormais dans la tête…
THE FATHER Drame (France – Grande-Bretagn– 1h37- de Florian Zeller avec Anthony Hopkins, Olivia Colman, Mark Gatiss, Imogen Potts, Rufus Sewell, Olivia Williams, Ayesha Dharker, Roman Zeller. Dans les salles le 26 mai.