John, son père et la mémoire qui s’enfuit
Quelque part dans la campagne américaine profonde, un jeune couple rentre chez lui avec son bébé. L’enfant a sali sa couche et Willis, le père, se désole de l’odeur tandis que Gwen, la mère, monte à l’étage pour prendre de quoi changer le nourrisson. Seul avec le petit John, le père se penche sur lui et murmure : « Pardonne-moi de t’avoir mis au monde. Pour que tu meures… »
Dans un avion qui fait route, de nuit, vers la Californie, les passagers ont cédé au sommeil. Assis à côté de son fils John endormi, Willis Peterson, désormais âgé de 75 ans, s’est réveillé et râle vulgairement parce qu’il ne trouve pas le chemin des toilettes. Alerté par les vociférations, John accompagne son père, tente de le calmer tandis qu’une hôtesse s’inquiète…
Ce sont ce père et ce fils que Viggo Mortensen réunit au centre d’un drame qui, pour être la plupart du temps, feutré, n’en pas moins dérangeant à cause de la cruauté verbale d’un vieil homme aigri et malheureux et également douloureux par le souci constant de John de ne pas entrer en conflit ouvert avec Willis. Quitte à devoir avaler des couleuvres quant à son orientation sexuelle et au couple qu’il forme avec son mari Eric, infirmier dans un hôpital.
C’est alors qu’il survolait l’Atlantique après l’enterrement de sa mère et qu’il n’arrivait pas à dormir que Viggo Mortensen a conçu les prémices de Falling. Si cette histoire père-fils dans une famille fictive n’est pas entièrement autobiographique, elle est largement habitée par des souvenirs d’enfance du comédien. « Mon esprit était envahi d’innombrables souvenirs de ma mère et de notre famille à différentes étapes de notre vie. » Mortensen note des pensées, des bribes de dialogue : « Plus j’écrivais sur ma mère, plus je pensais à mon père. Au moment où nous avons atterri, les impressions couchées sur le papier avaient évolué pour devenir une histoire composée de conversations et de moments parfois rêvés, un ensemble de lignes parallèles et divergentes qui, sans être forcément réelles, semblaient pourtant justes et élargissaient ma perspective sur les véritables souvenirs que j’avais de notre famille. Paradoxalement, ces séquences inventées me permettaient d’être plus proche de la vérité de mes sentiments pour ma mère et mon père qu’une énumération factuelle de souvenirs spécifiques… »
Dans un travail de mise en scène fin et minutieux, presque minimaliste (Mortensen évoque l’approche visuelle d’un Ozu) qui glisse régulièrement d’une époque révolue à nos jours pour illustrer un vécu familial complexe mais pas forcément sinistre (la partie de chasse au canard entre Willis et John enfant est un moment chaleureux de partage), Viggo Mortensen choisit de centrer son propos sur la venue de Willis âgé en Californie. C’est là que John, ancien de l’Air Force devenu pilote de ligne de l’aviation commerciale, vit avec Eric et Monica, leur fille adoptive, loin de la vie rurale conservatrice qu’il a sans doute fui voilà des années. Sentant que l’esprit de son père décline, John, ainsi que sa sœur Sarah, voudrait qu’il vienne vivre dans un foyer plus proche de chez eux. Mais toutes leurs généreuses intentions vont se heurter au refus absolu, buté et violent de Willis, qui n’entend rien changer à son mode de vie…
Marqué, de son propre aveu, par la présence écrasante de son père dans la vie de sa mère et de leur famille, le cinéaste américano-danois réussit à merveille à brosser le portrait de Willis Peterson à deux âges de sa vie. Il montre ainsi Willis en jeune fermier (incarné par Sverrir Gudnason) un peu hors du monde et peu doué pour comprendre les sentiments d’autrui. Quant à Willis âgé, c’est le vétéran hollywoodien Lance Henriksen qui l’habite avec talent. Souvent interprète de méchants, Henriksen, vu aussi dans Un après-midi de chien ou Network – Main basse sur la télévision, compose un personnage dont la démence lui fait proférer des horreurs mais qui apparaît constamment pathétique même si ses obsessions sexuelles sont pitoyables.
Falling doit, évidemment, beaucoup à Viggo Mortensen qui a longuement porté un projet qui fut difficile à monter. Vig a d’ailleurs accepté de jouer John adulte afin que le film puisse se financer sur son nom. Et il l’a mené à bon port, endossant les casquettes de scénariste, réalisateur, producteur et même compositeur, interprétant lui-même la b.o. au piano… Tout en nuances, en retenue poignante (lorsque Willis lui balance des insanités sur son homosexualité) ou en silences crispés et affligés, Mortensen est superbe en fils aimant qui n’arrive pas à haïr son géniteur. Même s’il craque une fois…
Dans ce film d’hommes, le cinéaste n’a pas oublié de dessiner, en creux, quelques beaux personnages de femmes, qu’il s’agisse de Gwen, la mère du jeune John, Jill, sa belle-mère ou encore Sarah, sa sœur incarnée par une Laura Linney qui maîtrise à la perfection l’art de faire affleurer les larmes dans les yeux et la voix.
Enfin, dans cette distribution, Mortensen adresse aussi un salut clairement amical à David Cronenberg (dans le court rôle du Dr Klausner) qui lui a offert des rôles puissants dans A History of Violence (2005), Les promesses de l’ombre (2007) ou A Dangerous Method (2011) et qu’il a retrouvé, cette année, pour Crimes of the Future dont la date de sortie n’est pas encore fixée.
Si le film n’est pas exempt de quelques longueurs, Falling est cependant un excellent moment de cinéma qui touche forcément parce qu’il y est question du temps qui passe, de la mémoire qui s’enfuit, de l’âge qui vient et meurtrit…
FALLING Drame (USA – 1h52) de et avec Viggo Mortensen et Lance Henricksen, Terry Chen, Sverrir Gudnason, Hannah Gross, Laura Linney, Gabby Velis, Bracken Burns, Paul Gross, Henry Mortensen. Dans les salles le 19 mai.