L’homme de la lumière et la femme de la nuit

CANNES.- Il y a quelques mois dans le bureau parisien de Thierry Frémaux, l’homme sans lequel Cannes ne serait qu’un alignement de palmiers au bord de la Méditerranée. Il paraît un peu affolé, le délégué général: « On n’a toujours pas de président du jury! Qu’est-ce qu’on attend? » Autour de lui, le staff a le nez planté dans les écrans. « On a le 06 de Jane Campion quelque part? Elle serait pas mal, non? » Tout le monde est d’accord avec le DG et puis ça ferait une bonne accroche pour les médias. « Dame, dit la stagiaire, la seule femme à avoir remporté la Palme d’or. D’accord, c’était il y a longtemps. Sans être méchante, je dirais que miss Campion n’a pas fait beaucoup plus fort depuis « La leçon de piano ». Et puis je trouve que sa série télé « Top of je ne sais plus », c’est quand même assez survendu… » Thierry Frémaux a le regard noir. Mais, au téléphone, Jane Campion dit OK tout en objectant qu’elle ne saura pas trop quoi mettre pour monter les marches. De passage dans le bureau, un assistant remarque: « Ca va lui faire bizarre à Jane de ne pas avoir une seule femme dans la compétition? » Las, Frémaux hausse les épaules: « De toutes façons, on va se faire allumer partout. On a quatorze habitués dans les dix-huit films de la compétition… » La stagiaire apporte un thé vert alors que Thierry voulait un petit noir très serré. Je me suis réveillé en sursaut lorsque Thierry se mit à hurler: « Virez-là! Mais virez-là, bon dieu! »

Dehors, le soleil brillait, le parfum exquis du jasmin caressait mes narines. Ouf, j’étais à Cannes et, oui, il y avait bien un vétéran cannois à l’affiche ce matin. Mike Leigh, petit bourru anglais pas franchement souriant, signe « Mr. Turner » . Une vaste fresque de 2h29 qui s’affranchit, cette fois, des rudes aléas de la société british contemporaine pour le film d’époque. Voici vingt-cinq années dans la vie de J.M.W. Turner (1775-1851), l’un des plus fameux peintres britanniques. Si, hier, on pouvait reprocher à Dahan de prendre des libertés avec l’histoire franco-monégasque, ce reproche, ici, n’est pas de mise. Voilà de l’image léchée, des mouvements de caméra limpides, une photographie de Dick Pope qui s’ingénie, dans les extérieurs, à retrouver les couleurs, les atmosphères de celui que l’on surnomma à juste titre, le peintre de la lumière… Mais, une fois encore, lorsqu’il est question du mystère de la peinture au cinéma, on peine à saisir l’instant magique de la création. Maurice Pialat peut-être s’en approcha avec son « Van Gogh ». En y allant lui aussi de son biopic, le réalisateur palmé de « Secrets et mensonges » (1996) offre donc le portrait d’un artiste bourru et devenu dépressif lorsqu’il perdit son meilleur ami… en la personne de son vieux père. Avec « Mr. Turner », on peut observer à loisir l’excellent Timothy Spall (pour les accros d’Harry Potter, il fut Peter Pettigrow) en train de voyager, de peindre en Hollande, de lutiner une fille de joie ou de connaître une idylle tardive avec sa logeuse veuve de Margate où il réalisa diverses marines. Au total, « Mr. Turner », hormis les grognements du peintre qui lui tiennent lieu de discours, c’est du beau boulot. Mais pas vraiment bouleversant.

Mon coup de coeur du jour, il est pour Angélique Litzenburger. Ne vous jetez pas sur vos dictionnaires de cinéma. Elle n’y est pas. A soixante ans, elle débute sur grand écran dans « Party Girl » (présenté dans la section Un certain regard) et elle y joue son propre personnage, celui d’une entraîneuse dans un cabaret à la frontière allemande. Angélique aime encore la fête, toujours les hommes. La nuit, elle parvient sans peine à les faire boire même si, avec le temps, les clients se font plus rares. Et voilà que Michel, son habitué, vient mettre sa vie sens dessus-dessous en lui proposant le mariage. A la fois flattée et inquiète, Angélique va quitter ce monde de la nuit qui est toute sa vie. Mais on n’abandonne pas toute une existence de troublante séduction aussi facilement.

Jonglant entre fiction et réalité, les trois auteurs de  » Party Girl », Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis (le propre fils d’Angélique) ont réussi, pour leur premier long-métrage, un ovni lorrain qui mêle comédie romantique, cinéma-vérité, drame social ou portrait avec le souci de non pas provoquer le spectateur mais de le mettre dans une situation d’inconfort pour qu’il ne se sente pas trop à l’aise avec l’aventure d’Angélique…

Les mirettes claires d’Angélique Litzenburger soulignées de beaucoup de noir regardent Cannes au fond des yeux. Et la Croisette en est toute émue.

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