Le calice jusqu’à l’hallali
Autour d’un plan d’eau sous le soleil, le paysage a tout pour être bucolique. Mais l’ambiance est plutôt à la joyeuse défonce. Des grappes de jeunes gens et de jeunes filles font la course en trimballant des caisses de bouteilles. Et ils s’arrêtent régulièrement pour vider ces bières. Une drôle de compétition, d’autant plus qu’un animateur annonce : « Vomissez tous ensemble ! Vous gagnerez une minute… » Après le tour du lac, la fiesta se poursuit en ville, dans les transports en commun où les fêtards s’amusent à menotter les contrôleurs…
Ceux qui fréquentaient le Festival de Cannes en 1998, se souviennent encore parfaitement du choc provoqué, dans la compétition officielle, par Festen, le second long-métrage d’un cinéaste danois trentenaire qui n’avait pas encore éclaté sur la scène internationale. Certes Thomas Vinterberg avait fondé, avec notamment Lars von Trier, de l’éphémère mouvement intitulé Dogme 95. Mais, à la fin de la fête cannoise, Vinterberg avait décroché (ex-aequo avec La classe de neige de Claude Miller) le prix du jury. Mais surtout la Croisette se racontait ce Festen qui commence comme un agréable repas de famille et s’achève dans un impressionnant jeu de massacre à cause d’Helge, un patriarche incestueux cloué au pilori par ses victimes…
On retrouva le cinéaste à Cannes en 2012 où il était à nouveau en compétition, cette fois avec La chasse qui valut à Mads Mikkelsen le prix d’interprétation masculine. Mikkelsen incarnait un auxiliaire de jardin d’enfants récemment divorcé, accusé du jour au lendemain de pédophilie. La méfiance des habitants et de ses anciens amis laisse alors la place à une véritable chasse aux sorcières qui prend vite des allures de descente aux enfers…
Autant dire que le cinéma de Thomas Vinterberg est loin d’être confortable. On le mesure à nouveau dans Drunk qui met en scène quatre collègues professeurs de lycée qui décident, un soir au restaurant où ils fêtent l’anniversaire de l’un des leurs, de mettre en pratique la théorie de Finn Skarderud, un psychologue norvégien selon laquelle l’homme aurait, dès la naissance, un déficit d’alcool dans le sang. Ce qui a des allures de gag de fin de dîner, va tourner au défi. Avec une rigueur scientifique, chacun relève le défi. L’idée, c’est bien que la vie, sous l’effet du champagne, de la vodka, du bourgogne ou des cocktails explosifs, n’en sera que meilleure !
Car Tommy, le prof de sport, Nikolaj, le prof de psycho, Peter, le prof de musique et Martin, le prof d’histoire, sont de (vieux) quadras qui n’intéressent plus vraiment leurs élèves.
Bafouillant un cours sur l’industrialisation devant des lycéens qui regardent voler les mouches, Martin peut valablement se poser la question : « Je suis devenu barbant ? » Et que dire de la vie privée de ces profs… Alors, appliquer la théorie Skarderud donne, dans un premier temps, des résultats encourageants. Martin tient désormais ses élèves en haleine et les fait réfléchir habilement sur le point commun entre le général Grant, Ernest Hemingway et Winston Churchill qui disait : « Je ne bois jamais avant le petit-déjeuner ».
Evoquant le Premier ministre qui a largement contribué à la victoire contre l’Allemagne nazie lors de la Deuxième Guerre mondiale, tout en étant dans un état d’ébriété aussi important que permanent, le réalisateur de Drunk observe : « De grands intellectuels, artistes et écrivains, comme Tchaïkovsky ou Hemingway, ont également trouvé le courage et l’inspiration au fond d’un verre. Nous connaissons tous le sentiment de l’espace qui s’agrandit, de la conversation qui prend de l’ampleur, et des problèmes qui disparaissent à mesure que l’on boit de l’alcool… »
En semblant célébrer la magie de l’ivresse et le pouvoir libératoire de l’alcool, Vinterberg démonte, peu à peu, une mécanique morbide qui emporte les quatre quadras au bord de l’abîme tant leur situation devient rapidement hors de contrôle.
L’alcoolique est un personnage très répandu sur les grands écrans, depuis le duo Gabin/Belmondo dans Un singe en hiver (1962) jusqu’à Peter Mullan, buveur brutal dans Tyrannosaur (2011) en passant par Ray Milland assailli par les chauves-souris de son delirium tremens dans Le poison (1945). Ils sont rejoints par ce pathétique quatuor auquel le monde paraît de plus en plus morne et médiocre. La liberté, l’amour, la légèreté de leur jeunesse ne sont plus que d’amers souvenirs. L’alcool à forte dose va leur permettre –provisoirement- de redécouvrir ces sensations…
Avec une caméra très attentive à ses personnages, Vinterberg brosse un portrait lucide mais plein d’empathie pour ces types dévastés qui n’arrivent même plus à donner le change… Appuyé sur une réalité crue et dépouillée, Drunk, porté par l’excellent Mads Mikkelsen (Martin), comédien emblématique de Vinterberg, est cependant voulu par son auteur comme un hommage à la vie. « Comme une reconquête, dit le cinéaste, de la sagesse irrationnelle libérée de toute logique anxieuse, qui recherche le désir même de vivre… avec des conséquences parfois tragiques. »
Sur un thème sérieux et grave, Vinterberg réussit même à distiller un peu d’humour. Et il peut même réussir à donner matière à réflexion au spectateur. Surtout si l’on songe que le monde est de plus en plus défini par une rhétorique puritaine alors que la consommation d’alcool est toujours élevée au niveau mondial…
DRUNK Comédie dramatique (Danemark – 1h55) de Thomas Vinterberg avec Mads Mikkelsen, Thomas Bo Larsen, Lars Ranthe, Magnus Millang, Maria Bonnevie, Hélène Reinga Neumann. Dans les salles le 14 octobre.