Portables, cloud, datacenter, GAFA, ils leur disent merde
Il commence fort, le duo Delépine-Kervern… Un plan d’ensemble d’un lotissement moderne, sans goût, ni grâce mais sous le soleil de province. Une femme qui avance, dos à la caméra et qui s’arrête pour se gratter le dos, tel un bovin dans son pré, contre un arbre maigrichon. C’est Marie qui va rejoindre son amie Christine et partager une bière. Une mousse artisanale que Christine fabrique elle-même avec un kit de brasserie tout comme elle fait des toasts et du tarama avec des machines dédiées. On la comprend sans peine quand elle dit : « Faut que j’arrête de surconsommer ! »
« Tous les jours, explique Gustave Kervern, même avant de penser à ce film, on s’appelait, Benoit et moi, et on constatait qu’on était dépassé par les incroyables méandres de la vie quotidienne actuelle. Par exemple, je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi je paye 60 euros pour mon forfait alors que je vois partout des forfaits à 20 euros, et j’ai beau appeler, insister, on me répond que mon tarif est normal. On a sans arrêt l’impression gênante d’être les dodos de ce système. »
Connu sous le nom de dodo, le Dronte de Maurice, est un volatile rond, lourd et lent découvert en 1598 et éteint moins d’un siècle après sa découverte avec l’arrivée des Européens sur l’île Maurice. Le dodo est souvent cité aujourd’hui comme l’archétype de l’espèce éteinte car sa disparition est directement imputable à l’activité humaine. « Comme ce film parle de la mondialisation folle, précise Delépine, on s’est dit que c’était enfin l’occasion d’aller jusqu’à Maurice, avec cette illumination : l’homme est le dodo de l’intelligence artificielle. Comme le dodo, l’homme croit être le roi du monde, n’avoir aucun prédateur le menaçant, mais il a créé l’intelligence artificielle qui est beaucoup plus puissante que lui, et aujourd’hui, on voit les prémices de ce qui va nous arriver. On pressent que ça va mal finir. »
Mais que l’on ne s’inquiète pas, le dixième film du duo (révélé par diverses émissions grolandaises sur Canal+) n’est pas un documentaire animalier sur un bel oiseau de l’ordre des Columbiformes. C’est bien, au contraire, une fable âpre et cruelle, grinçante et pathétique sur les réseaux sociaux et ces portables qui sont « pires qu’un bracelet électronique ».
Evidemment, s’insurger contre les dérives de l’ère numérique n’est pas bien neuf et on imagine volontiers que Delépine/Kervern n’ont pas volonté d’être novateur sur ce point. Cependant, il demeure salubre de pointer, avec un bon humour bête et méchant, ces dérapages, au demeurant, insupportables quand ils pourrissent la vie des gens…
Effacer l’historique va ainsi s’intéresser à Marie (Blanche Gardin), Christine (Corinne Masiero) et Bertrand (Denis Podalydès) qui se débattent dans la mouise. Marie ne voit plus son fils Sylvain, 15 ans, qui vit chez son père. Et qui s’y trouve bien parce que ce dernier peut lui payer des baskets Air Magic 8 avec des lacets plaqués or. Pire, Marie s’est fait piéger, après une soirée arrosée dans une boîte, par un salopard qui a filmé une sextape… Christine, chauffeur VTC accro aux séries, est dépitée de voir que les notes de ses clients refusent de décoller. Bertrand, serrurier de son état reconverti dans le détatouage, ne sait comment faire pour empêcher sa fille Cathya d’être victime de harcèlement par des filles de sa classe… Pire, il tombe amoureux de Miranda, dont la voix venue des îles, tente de lui vendre une véranda. Tous, anciens gilets jaunes, se sont connus sur un rond-point et sont persuadés que c’est la solidarité qui les sortira de là et ils le chantent volontiers : « Même si les GAFA ne veulent pas, nous, on y va ! »
Effacer l’historique, couronné d’un Ours d’argent à la dernière Berlinale et servi par trois épatants comédiens, enfile, sur un bon rythme et avec une caméra allègre, les saynètes. Si le passage à la moulinette est rageur, les cinéastes manifestent une vraie empathie pour ces « petites gens » qui galèrent entre les remboursements de mutuelle en ligne, les crédits à foison, les mots de passe à gogo, les abonnements aux Amap, les antivirus gratuits à 14 euros par mois et les « Votre temps d’attente est estimé à 30 minutes. Afin d’améliorer la qualité de nos services, cet appel peut être enregistré… »
Pour faire bonne mesure, le film aligne quelques notations savoureuses depuis le type qui lâche « Bande de porcs ! Mettre des cartouches d’imprimante dans le sac jaune » jusqu’à Houellebecq en acheteur suicidaire en passant par un formidable parasite, un livreur d’Amazone terrifié parce que son employeur va voir qu’il a bu un café chez un client ou encore Marie avisant un jeune homme lisant dans le bus, le félicitant et lui demandant ce qu’il lit : « Comment bien choisir son portable »…
Ensemble, notre trio va finalement prendre les choses à bras le corps. Puisque Dieu, le hacker planqué dans une éolienne, peut faire des miracles mais rien contre l’intelligence artificielle et le Cloud, autant y aller franco. Bertrand part à l’île Maurice pour réaliser son rêve et Marie va en Californie pour récupérer sa sextape et « frapper le requin à la tempe » dans un datacenter de Palo Alto. Le film choisit alors de délirer carrément et joyeusement. Finalement, les trois amis conviendront que, vus de la Lune, leurs problèmes, hein…
Merde, voilà que j’avise être en train d’écrire cette chronique sur l’un de ces engins infernaux qu’Effacer l’historique met au pilori !
EFFACER L’HISTORIQUE Comédie dramatique (France – 1h46) de Benoît Delépine et Gustave Kervern avec Blanche Gardin, Denis Podalydès, Corinne Masiero, Vincent Lacoste, Benoît Poelvoorde, Bouli Lanners, Vincent Dedienne, Philippe Rebbot, Michel Houellebecq, Clémentine Peyricot, Lucas Mondher. Dans les salles le 26 août.