Dans les marécages d’une enquête tordue
Perdu au milieu de nulle part, Patrick Stein a déplié une carte routière sur le volant de sa voiture. Tandis qu’il tente de trouver son chemin, il manque de heurter une vache déambulant au milieu de la chaussée qui file sur une longue digue. Il finit sa course au bas d’un talus dans un marécage… C’est assis sur la remorque d’un tracteur que ce policier, en poste à Hambourg, arrive, la nuit tombée, dans une petite ville sans grâce de l’ex-Allemagne de l’Est. En guise d’accueil, la réceptionniste de l’hôtel Fortschritt (… Espoir !) lui adresse un « On ne vous attendait plus ! » Sa chambre a été réattribuée et il ne lui reste qu’à partager celle de Markus Bach, un collègue venu de Görlitz… Mais, lorsque Stein entre dans la chambre, l’autre lui tombe sur le poil et l’immobilise à terre. Stein pourra finalement exhiber sa carte de service. « J’ai jamais vu un policier se défendre aussi mal » ironise Bach. « J’ai d’autres qualités » rétorque Stein. Et il lui en faudra pour résoudre une bien vilaine affaire…
Cinéaste autodidacte à la carrière en dents de scie (il a tourné une dizaine de films dont un, Pandorum, en 2009, à Hollywood), l’Allemand Christian Alvart réussit, avec Freies Land (en v.o.) un polar très noir dans l’ambiance mortifère de l’ex-RDA, juste deux années après la chute du Mur. Le cinéaste constate : « Peu après la chute du mur de Berlin, l’incertitude et la méfiance dominaient dans les esprits des Allemands de l’Est. (…) Je suis très intéressé par ce moment où les deux monnaies allemandes étaient encore en vigueur, où l’Est pensait que tout serait mieux à l’Ouest, cette phase où les industriels véreux de l’Ouest sont arrivés et ont divisé l’Est en concessions, comme ils l’avaient fait dans le Far West. Cette période a suscité beaucoup d’espoirs. Mais aussi beaucoup de désillusions. »
Pour concrétiser son projet, Alvart a choisi d’adapter, dans Lands of Murders, un thriller espagnol de 2014, La Isla minima, qui avait valu à son réalisateur Alberto Rodriguez, pas moins de dix Goya, les équivalents des César pour le cinéma ibérique. L’action de La Isla… se déroulait dans les marais du Guadalquivir dans l’ère post-franquiste. Dans les deux cas, deux policiers sont chargés d’enquêter sur la mort violente de deux grandes adolescentes…
A la belle photographie mélancolique du film espagnol, succède, ici, une atmosphère quasi-hivernale dans une région où le système ancien s’est effondré tandis qu’aucun nouveau système ne venait le remplacer.
La chute de l’ancienne République démocratique allemande est symbolisée par les images d’une industrie rouillée et délabrée (trouvée sur des sites ukrainiens) tandis que les habitants sont déchirés entre leur attachement à leur terre et leur envie de partir vivre mieux ailleurs. Katharina, la mère de Patricia, 17 ans et de Nadine, 16 ans, que la police retrouvera, nues et violées, dans un cours d’eau, le dit à Patrick Stein : « C’est moi qui leur ait tourné la tête avec mes rêves de sortir de ce trou… » La peu énergique police locale, elle, préfère penser que ces deux filles étaient « faciles »…
Dans ce monde déclinant et quasiment apocalyptique où les paysages d’eau et de marécages (que les plans de drone transforment en tableaux abstraits) semblent s’étendre à l’infini, les deux policiers auront un mal de chien à enquêter sur un introuvable serial killer face à une pesante loi du silence. Car, sur fond de désarroi et de corruption, tous semblent avoir quelque chose à cacher et à craindre, les trafics mettant ceux qui s’y prêtent, très vite sous la coupe de gangsters qui les rançonnent. Au-delà des cas de Patricia et de Nadine, Stein et Bach vont constater que d’autres jeunes filles ont disparu, attirées, elles aussi, par des « évasions » qui prennent l’apparence de Berlin et d’un boulot dans un bon hôtel…
Si Christian Alvart ne perd jamais de vue l’enquête avec de multiples indices découverts par les flics mais qui ne suffiront jamais à devenir des preuves, il s’attache spécialement à dessiner deux passionnants personnages de policiers.
Venu de l’Ouest, Patrick Stein est connu pour sa pugnacité et passe volontiers pour un incorruptible depuis qu’à Hambourg, il a fait tomber, dans un dossier de coke, le frère de son patron. En poste tout à côté de la frontière polonaise, Bach, lui, paraît trimballer un lourd passé. A-t-il été, comme le prétend le journaliste auquel Stein demande de l’aider pour trouver un visage sur un fragment de pellicule, un redoutable membre de la Stasi ? Un couple mal assorti (Stein attend l’accouchement imminent de son épouse tandis que Bach avale des médicaments parce qu’il pisse du sang) mais qui devra néanmoins se serrer les coudes pour parer les mauvais coups.
Ce duo brillamment incarné par Trystan Pütter et le robuste Félix Kramer fait songer à d’autres paires de flics dans Mississippi Burning (1988) d’Alan Parker où Hackman et Dafoe évoluaient en terrain (très) hostile ou encore aux enquêteurs du Memories of Murder (2003) de Bong Joon-ho (2003) pour leurs méthodes radicalement opposées…
Entre suspense et mystère quasi-fantastique (quel est donc ce corbeau qui vient hanter les nuits de Markus ?), sur des images nocturnes et froides, sous des ciels gris et bas, Lands of Murders est un sacrément bon thriller où tous les personnages sont hantés par leurs secrets, leurs zones d’ombre, leurs erreurs et leurs fautes…
LANDS OF MURDERS Thriller (Allemagne – 2h09) de Christian Alvart avec Trystan Pütter, Félix Kramer, Nora Waldstätten, Ben Hartmann, Marc Limpach, Alva Schäfer, Ludwig Simon, Leonard Kunz, Hanna Hilsdorf, Nurit Hirschfeld, Marius Marx, Asia Luna Mohmand, Uwe Dag Berlin. Dans les salles le 29 juillet.