3.628.000 secondes ensemble…
Pour la première fois depuis 1968, le Festival de Cannes a, en mai, plié et rangé ses tréteaux. Si la pandémie n’était pas passée par là, la Croisette aurait sûrement eu, à l’occasion de sa 73e édition, pour Ozon les yeux de Chimène. Car les films français de la sélection officielle y sont toujours soigneusement scrutés. Pour le meilleur et pour le pire.
De Cannes 2020, ne reste donc qu’un label. Qui, évidemment, ne vaut ni Palme d’or, ni prix de la mise en scène, ni prix d’interprétation. Auquel aurait, possiblement, pu prétendre Félix Lefebvre et Benjamin Voisin. Le premier incarne Alexis, 16 ans, dont la voix off ouvre le film : « Je dois être dingue… Ce qui m’intéresse, c’est la mort » et d’évoquer « l’histoire d’un cadavre que j’ai connu quand il était vivant ». Une histoire qui commence par une sortie en mer sur un petit voilier prêté à Alexis par un ami… Mais le ciel s’assombrit soudain et un grain envoie le marin par-dessus bord. En mauvaise posture, accroché à son bateau, la quille en l’air, Alexis sera secouru par David (Benjamin Voisin). Qui, avec sa Calypso, le ramène -héroïquement- à bon port.
Mieux, David convie Alexis à venir se sécher, se restaurer, se changer chez lui. Où Madame Gorman, la mère de David, le colle d’emblée dans un bon bain chaud après lui avoir d’autorité retiré ses vêtements. Et Alexis, dans la mousse mais toujours hanté par la mort, songe que les baignoires ressemblent à des sarcophages…
François Ozon nous avait régalé, en 2018, avec Grâce à Dieu, le drame rigoureux et bouleversant sur les abus sexuels dans l’Eglise, inspiré de l’affaire Bernard Preynat. Menacé de censure, le film, couronné à la Berlinale d’un Grand prix du jury, était finalement sorti dans les salles françaises et avait joliment voisiné le million d’entrées.
On retrouve donc le cinéaste de 52 ans avec cet Eté 85 qui revient aux thèmes privilégiés de son œuvre que sont la sexualité, l’ambiguïté, l’ambivalence et la subversion des normes sociétales et familiales.
Pour son dix-neuvième long métrage, le réalisateur transpose à l’écran l’un des livres phares de son adolescence, Dance on my Grave (1982), écrit par le Britannique Aidan Chambers et publié en France au Seuil en 1983 sous le titre La Danse du coucou. Deux garçons anglais tombaient amoureux et se juraient de danser sur la tombe du premier qui mourrait…
Dans la Normandie de l’été 1985, ces deux garçons sont devenus, devant la caméra d’Ozon, Alexis et David qui se font la même promesse alors qu’ils entament une puissante et tumultueuse histoire d’amour qui s’achèvera, après de brèves semaines (Alex a compté 3.628.000 secondes ensemble), par un accident de moto qui enlève la vie à David. Désespéré et persuadé d’être coupable de la mort de son ami/amant, Alexis respectera le pacte conclu entre eux. La nuit, dans un cimetière, sur une tombe encore anonyme (la famille Gorman respecte les rites funéraires juifs), le walkman sur les oreilles, Alex dansera aux accents envoûtants du Sailing de Rod Stewart.
Construit sur des allées et venues entre le temps des faits et celui du récit qu’Alex en fait, à la suggestion (« Dites vos mots, vos émotions, vos douleurs ») de son professeur de lettres (Melvil Poupaud), en vue de sa comparution devant la justice pour profanation de sépulture, le film, tourné (scènes de voiles, de plage ou dans le magasin Gorman) au Tréport, s’attache à une suite de moments tour à tour intenses et beaux puis éprouvants et tristes où il est question de ne pas perdre de temps, de faire des milliers de balades ensemble, de s’aimer secrètement mais sans entraves. Mais cet amour premier et naissant ne va pas, chez Alex, sans une foule de questions. A Kate, la jeune Anglaise au pair (la mignonne Philippine Velge), dont il dit qu’elle incarne le commencement de la fin, Alex dira : « Tu crois qu’on invente les gens qu’on aime ? » En tout cas, Alex fera l’expérience de l’Amour, de la beauté de la rencontre à la tragédie de la déchirure lorsque David lui dira qu’il commence à s’ennuyer avec lui et qu’il a besoin de changement.
Fin observateur, comme sa filmographie en atteste, de l’homosexualité au cinéma, François Ozon peut d’abord se reposer sur deux excellents comédiens, le novice Felix Lefebvre (Alex) et Benjamin Voisin (David), vu dans La dernière vie de Simon et qui sera prochainement Lucien de Rubempré dans Comédie humaine de Xavier Giannoli.
Autour de ces deux révélations, Ozon réussit deux portraits –brillamment pathétiques- de mères avec Isabelle Nanty et Valeria Bruni-Tedeschi, génitrice un peu « folle » qui n’est pas sans rappeler la mère du décapant Sitcom, le premier long-métrage d’Ozon en 1998.
Si le film, réalisé en Super 16 (« parce que la pellicule s’impose pour un film d’époque ») s’appuie sur une certaine fascination pour les années 80, Eté 85 ne tombe pourtant pas dans les travers –façon véhicules anciens- du film dit d’époque. Au contraire, la gueule d’ange blond d’Alex et le côté « jeune Delon carnassier » de David évoluent dans un monde de vacances à la mer finalement très contemporain… Si l’intensité du propos chute parfois, Ozon réussit pourtant de beaux moments de cinéma comme la fête foraine et la rencontre avec un bel ivrogne ou cette séquence dans laquelle Alex se travestit en fille pour pouvoir s’introduire à la morgue. On savoure alors, certes fugitivement, une esthétique fassbindérienne. Et on se souvient que le cinéaste, dès son second long-métrage, en 2000, avait rendu hommage au maître allemand en filmant un texte de jeunesse écrit par Fassbinder pour le théâtre mais jamais porté à la scène. Ce huis-clos s’intitulait Gouttes d’eau sur pierres brûlantes. Pour Alex, c’est du côté des plages de galets de Seine-Maritime qu’il a commencé à comprendre ce qu’il était. Et que cette romance d’été était peut-être seulement le début de l’histoire…
ETE 85 Drame (France – 1h40) de François Ozon avec Félix Lefebvre, Benjamin Voisin, Philippine Velge, Valeria Bruni Tedeschi, Melvil Poupaud, Isabelle Nanty. Dans les salles le 14 juillet.