Une femme abîmée et une vaste plage
Sous un plafond bas de nuages gris, quelques promeneurs et une poignée de joggeurs passent sur une plage immense de la côte landaise… Léger travelling avant sur une femme, de dos, qui avance sur le sable. Elle se retourne lorsque, de loin, arrive, au pas de course, un groupe de sportifs. Parmi eux, un grand adolescent à la chevelure bouclée rousse. Leurs regards s’accrochent…
Maigre et diaphane Espagnole, Elena travaille au Captain, un restaurant de plage de Vieux-Boucau. Sa vie semble se résumer au vaste bar en bois sombre, à la terrasse où viennent les touristes, à son petit appartement dans une résidence sans âme. Elle y rentre le soir, fatiguée, allume la télévision qui distille son ronron tandis qu’elle s’effondre sur le lit. Où, parfois, la rejoint son ami Joseba, un robuste gaillard aux pieds bien plantés dans le sol… Car Elena, elle, trimballe manifestement un difficile et terrible passé.
Madre s’ouvre sur une séquence aussi brillante qu’anxiogène… Dix ans plus tôt, Elena vient de rentrer chez elle à Madrid en compagnie de sa mère lorsque son portable sonne. Au bout du fil, la voix de son fils Ivan, six ans, parti en vacances avec son père qui en a la garde. « Je suis seul sur une plage » dit Ivan qui ne sait manifestement pas où il est. Et surtout Ramon, son père est parti. « Pourquoi il ne vient pas ? » s’inquiète le gamin. Au bout du fil, Elena s’inquiète de plus en plus d’autant que la batterie du portable d’Ivan se vide… Et l’angoisse monte encore lorsque l’enfant s’affole : « Je ne suis pas seul. Il y a un monsieur. Il fait pipi. Il me dit d’approcher… » Le téléphone grésille encore un peu. Elena hurle à Ivan de courir et de se cacher. « Il m’a vu », dit Ivan. On entend quelques mots lointains d’un homme. Et le silence…
Avec la matière très palpitante de cette première séquence de son cinquième long-métrage, Sorogoyen avait tiré, en 2017, un court-métrage d’une quinzaine de minutes, déjà intitulé Madre, qui a été présenté dans de nombreux festivals internationaux, obtenant plus de soixante-dix prix…
Après le tournage de ce court qui mettait brillamment en valeur le plan-séquence, toute l’équipe était restée, se souvient le cinéaste, sur une sensation d’immense satisfaction. Il ajoute : « Nous voulions poursuivre l’histoire d’Elena. On ne pouvait pas la laisser comme ça, sortant de chez elle, affolée, à la recherche de son fils. On a mis tant d’effort à raconter la tragédie d’Elena que les principaux responsables, la productrice María del Puy Alvarado, l’actrice Marta Nieto et moi-même, avons toujours pensé qu’on devait quelque chose à cette histoire et à ce personnage. (…) Une fois décidé à poursuivre l’histoire d’Elena, j’ai appelé ma complice Isabel Peña (co-scénariste), qui n’avait pas collaboré avec moi sur le court-métrage. Je lui ai dit que ce n’était pas un thriller mais un pari un peu plus risqué, et à mon avis, bien plus intéressant… »
Car Madre ne raconte pas ce qui se passe juste après le court-métrage, mais ce qui arrive à Elena dix ans plus tard lorsque cette femme profondément blessée par la perte de son jeune fils, rencontre par hasard un adolescent qui lui rappelle beaucoup ce gamin disparu.
Voguant sur une tonalité presque fantastique, en tout cas largement baignée de mystère, Sorogoyen développe, sous le signe d’une constante tension, un personnage de femme et de mère éprouvant un puissant sentiment de perte qui va, par la rencontre avec Jean, mettre sa stabilité en péril.
Car Elena qui a revu Jean, l’adolescent, sur la plage, décide de le suivre jusque chez lui. Elle aperçoit une vie de famille ordinaire tranquille de Parisiens en villégiature avec des parents et les deux frères de Jean… Quant à Jean qui a remarqué le manège d’Elena, il débarque, rapidement, au Captain, en jouant les petits séducteurs, commandant un café et réclamant le portable d’Elena… Sait-il déjà, à ce moment, qu’autour d’Elena, les gens murmurent, qu’ils parlent d’elle comme la folle de la plage ?
Pour qui apprécie les solides polars, Sorogoyen n’est pas un inconnu. En 2016, le cinéaste madrilène de 38 ans avait réussi, avec Que Dios nos perdone, un remarquable thriller où, dans une capitale espagnole torride, deux flics, l’un violent, l’autre cérébral et torturé, traquent un tueur de vieilles dames seules. Nous sommes en été 2011, Madrid est le cœur du Mouvement des indignés et s’apprête à recevoir la visite du pape Benoît XVI à l’occasion des Journées mondiales de la jeunesse. Les inspecteurs Alfaro et Velarde, eux, se débattent avec leurs vies personnelles compliquées, l’inertie des autorités et un dingue dont la sauvagerie repose sur une éducation religieuse mal digérée…
Ici, avec Madre, le cinéaste travaille également sur ce sentiment terrible qu’est la peur mais en s’interdisant d’appuyer le trait et surtout en laissant beaucoup d’espace au spectateur pour se faire sa propre histoire tant sur la disparition d’Ivan (qui est le mystérieux homme de la plage ?) et plus encore sur la « folie » d’Elena emportée dans une impossible histoire d’amour. Car le triangle amoureux entre une Elena abîmée, un Joseba taiseux et déboussolé et un Jean, adolescent en crise, qui donne sa version vacancière du Blé en herbe, est bien improbable et d’autant plus attachante.
En scandant littéralement l’existence d’Elena (l’omniprésente et excellente Marta Nieto), les récurrents plans de plage apportent à Madre, outre l’étrangeté sentimentale qui préside aux relations entre Elena et Jean (Jules Porier, vu dans Marvin d’Anne Fontaine en 2017), une ouverture (en scope) et une lumière superbes. Dans cette lumière, Elena ira de l’ombre du cauchemar à la clarté d’un possible apaisement aux accents de Jeunesse lève-toi, la chanson de Damien Saez… Et c’est beau.
MADRE Drame (Espagne – 2h09) de Rodrigo Sorogoyen avec Marta Nieto, Jules Porier, Alex Brendemühl, Anne Consigny, Frédéric Pierrot, Guillaume Arnault, Raul Prieto, Blanca Apilanez, Pablo Cobo. Dans les salles le 22 juillet.