Dans la forêt de Jimmy et Gina
Des journées dans les arbres, c’est manifestement le plaisir partagé par Jimmy Kremer et sa fille aînée, Gina. Equipés en filins et mousquetons, tels des alpinistes, ils se sont hissés dans la cime des arbres pour reconnaître les essences ou simplement humer le vent…
Pour ouvrir La forêt de mon père, Vero Cratzborn promène paisiblement sa caméra entre les arbres où le soleil estival distille sa lumière mouvante entre les branches et les feuillages. Mais cette belle harmonie (« Nous sommes invités ici, juste invités » note Jimmy) sera rompue dès que Gina et son père auront remis le pied à terre pour retrouver Toni et Nora… « Cachez vous les enfants ! » lance le père à son trio tandis que le propriétaire de la forêt déboule sur un petit tracteur. Furieux, il lance à Jimmy : « Tu ne travailles plus pour moi », le mettant en fuite. Un peu plus loin, père et fille dérobent des morceaux de bois de chauffage dans un stère, les chargent dans leur voiture, au prétexte, observe Jimmy, que « la forêt est à tout le monde »…
C’est en puisant dans sa propre histoire –elle a été la fille d’un père frappé par ce mal étrange qu’on nomme la folie- que la cinéaste belge a imaginé le scénario de son premier long-métrage. Celle qui découvrit le cinéma sur des films d’Alain Resnais, Noémie Lvovsky, Olivier Assayas ou de Claire Denis avant d’être l’assistante de Leos Carax sur deux projets, s’appuie sur sa prise de conscience, comme gamine, de la frontière entre normalité et folie.
Barbu au doux visage presqu’enfantin, Jimmy Kremer (Alban Lenoir, vu dans Mauvaises herbes ou Les crevettes pailletées) est un père aimant et joyeux, un bricoleur fantasque mais qui, soudain, peut perdre le contrôle de lui-même et balancer la télévision par la fenêtre… Un père qui a l’air normal mais qui raconte à ses enfants, sur le ton du conte, comment, alors qu’il élaguait un arbre, un chat roux-noir, est venu lui glisser un message à l’oreille… Un homme qui, en voiture, prend soudain peur, se croyant suivi et lâche : « Ils ne peuvent pas tout se permettre »… Jimmy qui, en pleine nuit, une lampe frontale sur la tête, réveille ses enfants pour les emmener voir, dans la forêt, la voûte étoilée avant de disparaître en allant chercher du bois pour faire un feu. Et qui reviendra, beaucoup plus tard, avec un mignon lapin…
« J’ai cherché, dit la réalisatrice, à exprimer l’idée que les troubles psychiques interrogent notre monde si enclin à tout normaliser et à gommer l’individu. Cette dimension engagée dans le film, ce point de vue, sont travaillés en filigrane à l’endroit, où, selon moi, le cinéma le permet : en soulevant des questions, par le regard d’une adolescente qui entre peu à peu dans cette société. »
Avec La forêt de mon père, Vero Cratzborn réussit, avec sobriété et en évitant les scories qui marquent souvent les premiers longs-métrages, à conjuguer le parcours initiatique d’une adolescente de 15 ans qui idéalise son père et la souffrance de ce père psychotique qui va être happé par la machine psychiatrique. Si Gina tente, avec une constance butée, à retrouver son père derrière les grilles de l’unité de soins puis à l’en arracher, la cinéaste ne s’appesantit pourtant pas sur la dimension réaliste de l’hôpital. Elle demeure du côté de cette petite tribu dont la mère (Ludivine Sagnier) perd peu à peu le contrôle : « Tu crois que c’est facile pour moi » dit-elle à Gina qui ne comprend pas qu’elle n’en fasse pas plus pour récupérer Jimmy. Avec cette famille emportée dans un redoutable chaos, la réalisatrice réussit quelques scènes superbes. Ainsi celle où Jimmy, suicidaire et les yeux embués, au volant de sa voiture, roule de plus en plus vite : « On va tous mourir ensemble. Ce sera beau !»
Enfin, le film s’inscrit avec élégance dans la forêt, véritable personnage en soi. Pour son tournage, Vero Cratzborn a trouvé des décors, notamment dans le Hainaut, où la forêt n’est jamais loin. C’est le cas de l’immeuble quasiment niché dans la verdure où vivent les Kremer, la villa où la mère travaille, le supermarché et même l’hôpital. Dans la lignée des grands contes qui ont marqué l’imaginaire des enfants (de Hansel et Gretel à Blanche-Neige), la forêt devient un lieu tantôt accueillant et protecteur, tantôt intimidant et effrayant. C’est le territoire des peurs et des mystères pour Gina, Nora et Toni et ces bois sont aussi ceux qui nourrissent les délires de Jimmy mais qui l’empêche également de basculer totalement…
La cinéaste a enfin trouvé avec la Bruxelloise Léonie Souchaud (découverte, en 2016, dans Le voyage de Fanny de Lola Doillon) une belle interprète pour incarner les silences de Gina face à une société qu’elle considère hostile à un père hors norme. Une jeune femme qui, en compagnie de son allié Nico, va trouver à son tour « sa » forêt et y vivre sa première expérience amoureuse…
LA FORET DE MON PERE Drame (Belgique – 1h31) de Vero Cratzborn avec Léonie Souchaud, Ludivine Sagnier, Alban Lenoir, Mathis Bour, Saskia Dillais de Mello, Carl Malapa, Yoann Blanc. Dans les salles le 8 juillet.