Fares et Meriem ou le cocon qui explose
Dans sa grosse voiture, Fares Ben Youssef est heureux… Son fils Aziz, sur les genoux, il lui laisse conduire le véhicule à travers un beau paysage. Les mains du père et les mains du fils sont symboliquement liées sur le volant. Sans rien dire de ce qui va survenir, ces images révèlent cependant un lien fusionnel.
Un peu plus tard, dans une agréable pinède, un groupe d’amis fêtent la promotion de Meriem comme DRH d’une grosse société… Son mari, Fares, n’est pas peu fier de son épouse. On boit de la bière, on fume, une amie raconte une blague salace et tout le monde éclate de rire. « Mais, tempère un autre, on rigolera moins quand les islamistes seront au pouvoir… » En attendant, c’est le bonheur qui règne pour Fares, Meriem et leur fils Aziz, un petit brun de 9 ans même si Fares Ben Youssef, pdg de société, doit gérer une grève qui met son entreprise en péril.
Partie pour aller se reposer dans un agréable hôtel de Tataouine, la famille va devenir une victime collatérale d’un attentat mené par des terroristes contre deux véhicules des forces de l’ordre. Alors qu’Aziz venait de demander à son père de passer, pour la nième fois, sa chanson favorite, des coups de feu éclatent. Une vitre de la grosse voiture de la famille Ben Youssef explose et Aziz est grièvement touché à l’abdomen. Faisant demi-tour, Fares fonce vers l’hôpital de Tataouine. Les jours d’Aziz, touché au foie, sont clairement en danger.
Premier long-métrage de Mehdi M. Barsaoui, cinéaste tunisien de 36 ans, Un fils devait sortir sur les écrans le 11 mars dernier. Mais le confinement et la crise du Covid sont passés par là. Le film est donc revenu dans les salles le 22 juin et il serait bien dommage de rater ce drame sur la filiation à la fois émouvant et palpitant…
Si Un fils a tout d’une chronique familiale intimiste, le film s’inscrit pourtant dans une période politique précise, en 2011 donc, année charnière pour la Tunisie, précisément quelques mois après la chute de Ben Ali et quelques semaines avant celle de Khadafi dans la Libye voisine… Si le contexte politique ne prend jamais le pas sur la sphère personnelle, on observe néanmoins, qu’avant l’embuscade terroriste, cette famille tunisienne moderne issue d’un milieu privilégié, évolue de cocon en cocon, le dernier étant la Range Rover, un véhicule qui coûte une fortune en Tunisie, dont l’éclatement de la vitre va précipiter Fares, Meriem et Aziz dans un monde qu’ils ignoraient sans doute…
Tandis que les médecins s’affairent autour d’un Aziz en danger de mort, c’est un drame conjugal qui va éclater. Pour permettre une greffe du foie, un médecin demande aux parents de faire des prises de sang. C’est ce même médecin, bien embarrassé, qui demandera à Meriem de le rejoindre dans son bureau. Pour lui dire que Fares n’est pas le père biologique d’Aziz. Si, évidemment, cette révélation peut avoir des conséquences directes sur les soins à prodiguer au gamin, elle va surtout provoquer un profond déchirement dans le couple. Le cinéaste, qui s’est appuyé sur son histoire personnelle, observe : « J’étais très jeune quand mes parents ont divorcé. Après le divorce, j’ai vécu avec ma mère et mes deux demi-frères d’un précédent mariage. Je me suis toujours interrogé sur ce qu’aurait été ma vie si j’avais eu un père, mais aussi sur la différence entre un frère et un demi-frère, sur la question de la filiation et des liens du sang… Et quand j’ai grandi, j’ai commencé à réfléchir à ces liens du sang qui lient les membres d’une famille. Comment définit-on un parent ? En quoi consiste la parentalité ? Est-ce que la reproduction génétique fait de nous un parent ? »
Une matière évidemment riche pour un solide scénario que Medhi M. Barsaoui a mis quatre ans à peaufiner, développant aussi, au-delà du thème de la paternité, ceux de la maternité et de l’adultère. Avec le souci de rester, cinématographiquement, au plus proche de la réalité. Cultivant quelques belles ellipses narratives, Un fils fait la part belle aux silences et aux regards, captés par une caméra à l’épaule, qui, dans de beaux gros plans (amplifiés par le scope), donnent une vraie densité à l’intrigue.
Et alors que le film pourrait connaître une certaine chute de tension, le cinéaste ouvre une nouvelle perspective, sur fond de corruption, avec le personnage de Chokri, étrange businessman, qui vient proposer à Fares de lui organiser, dans les meilleurs délais et moyennant des centaines de milliers de dinars, cette transplantation partielle de foie dont Aziz a tant besoin et pour laquelle il est sur une (longue) liste d’attente à l’hôpital public. Un fils prend alors une tournure dramatique différente avec un déplacement de Chokri dans le nord-ouest libyen dont on ne dira rien de plus…
En s’appuyant sur l’excellent Sami Bouajila (couronné meilleur acteur dans la section Orizzinti à la Mostra de Venise) et sur Najla Ben Abdallah, connue surtout pour ses apparitions dans des séries télévisées à succès, Barsaoui réussit un superbe portrait de couple douloureux et à la dérive. Sans s’appesantir sur les raisons de l’infidélité de Meriem, sans chercher à expliquer le propos de Fares quand il lance à Meriem : « C’est comme ça que tu te venges… », Un fils cultive volontiers les non-dits et met en scène un homme et un père blessé, un homme ouvert au monde mais dont le drame pose soudain les limites de la modernité. Mais le film adopte aussi clairement le point de cette mère et de cette femme prête à se sacrifier lorsqu’elle propose de se livrer à la justice, l’adultère en Tunisie était passible de cinq ans de prison ferme…
Alors qu’Aziz prend la direction du bloc opératoire, Un fils s’achève sur une fin ouverte. Fares et Meriem échangent un long regard. Se sont-ils libérés du passé ? Auront-ils un avenir ensemble ? Le spectateur est libre de décider au sortir d’une œuvre aussi intense que sobre.
UN FILS Drame (Tunisie – 1h36) Mehdi M. Barsaoui avec Sami Bouajila, Najla Ben Abdallah, Youssef Khemiri, Noomen Hamda, Qasim Rawane, Slah Msaddak, Mohamed Ali Ben Jemaa. Dans les salles le 22 juin.