Le pigiste, Staline et la tragique vérité
Fin mars 1933, The London Evening Standard publie le premier article signé par Gareth Jones à son retour de Moscou. Dans ce papier titré « Famine Rules Russia » (La Russie sous le joug de la famine), on lit notamment : « À présent, une nouvelle crainte envahit le travailleur russe : le chômage. Au cours des derniers mois, plusieurs milliers de personnes ont été licenciées des usines, dans de nombreuses régions de l’Union Soviétique. J’ai demandé à un chômeur ce qui lui était arrivé. Il m’a répondu : ‘’On nous traite comme du bétail. On nous dit de partir, sans nous donner de carte de pain. Comment vivre ? J’avais habituellement une livre de pain par jour pour toute ma famille, mais désormais je n’ai plus de carte. Je dois quitter la ville et parcourir la campagne où le pain manque aussi.’’ Le plan quinquennal a bâti beaucoup de belles usines. Mais c’est le pain qui fait que les usines tournent. Or le plan quinquennal a détruit le grenier de la Russie. »
Originaire du pays de Galles où il est né en 1905, Gareth Jones découvre l’Ukraine dans les récits que lui fait sa mère, préceptrice des enfants de la famille de l’homme d’affaires gallois John Hughes, fondateur de la ville de Yuzovka qui deviendra Donetsk.
Après des études à l’université, notamment à Cambridge où il est diplômé avec mention en français, en allemand et en russe, Jones entre, en 1930, au service du Premier ministre britannique Lloyd George en tant que conseiller en politique étrangère. Au cours d’un voyage à Donetsk, il écrit ses premiers articles de presse. De retour auprès de Lloyd George, il prévoit de retourner en Ukraine mais l’actualité le conduit dans l’Allemagne de 1933 où il sera le premier journaliste étranger à voyager dans l’avion privé du nouveau chancelier Hitler et à en faire l’interview…
Ce pigiste talentueux et culotté fera un autre voyage en Union soviétique où il va tenter, cette fois, d’interviewer Staline sur le fameux miracle soviétique. A son arrivée, Jones déchante rapidement. Il est surveillé jour et nuit. Son ami et informateur Paul Kleb est assassiné au cours d’un « cambriolage ». Une source lui suggère de s’intéresser à l’Ukraine… Alors que les correspondants de la presse occidentale sont confinés dans la capitale, Jones réussit à quitter Moscou. Commence alors un long et rude voyage où il traverse à pied de vastes campagnes sous la neige, observant des atrocités, constatant des formes de cannibalisme, croisant des loups et découvrant surtout les conséquences de l’Holodomor, l’extermination intentionnelle par la faim, organisée par le pouvoir soviétique, qui ravage l’Ukraine…
Arrêté par les Soviétiques, Gareth Jones, avant d’être expulsé, est sommé de dire qu’il a vu « des paysans fiers et heureux », d’affirmer que l’Holodomor n’est qu’une rumeur et que « Staline est admiré et aimé par le peuple ». Pour garantir le silence du journaliste, six ingénieurs anglais de la société Vickers en poste en Russie sont placés sous les verrous…
A la tête d’une œuvre riche de plus de vingt films (dont Europa Europa, en 1990, qui fut son plus grand succès public), la cinéaste polonaise Agnieszka Holland dépasse, et de loin, le cadre du traditionnel biopic pour offrir une passionnante plongée dans un crime d’Etat -un génocide par privation de nourriture- commis par le régime communiste de Staline, récemment encore consacré, dans un sondage moscovite, « plus grand leader russe de l’Histoire » !
Mieux encore, L’ombre de Staline prend une dimension intemporelle. « C’est après coup seulement, dit la cinéaste, que j’ai pris la mesure de sa pertinence aujourd’hui encore, en ce qui concerne les fake news, les lanceurs d’alerte, la désinformation, la corruption des médias, la lâcheté des gouvernements, l’indifférence des gens. »
Cette croisade de Gareth Jones pour la vérité donne l’occasion à Agnieszka Holland de signer des images magnifiques avec les longues marches du journaliste, mince silhouette noire, dans des paysages blancs ou encore des gros plans sur des visages d’enfants faméliques… Et puis la réalisatrice intègre, de manière fictionnelle, dans l’aventure de Jones, le personnage de George Orwell alors qu’il est en train d’écrire son célèbre roman dystopique et allégorique La ferme des animaux. En décrivant la tragédie des paysans ukrainiens, le journaliste inspire, en somme, le récit d’Orwell…
Pour porter ses personnages, la cinéaste peut compter d’abord sur l’excellent James Norton (vu récemment dans Les filles du docteur March de Greta Gerwig et… favori des bookmakers anglais pour reprendre le personnage de James Bond au cinéma !) qui campe un Jones déterminé à faire éclater la vérité mais aussi séducteur maladroit quand il récite un petit poème gallois à Ada Brooks, une collègue (incarnée par Vanessa Kirby qui fut la princesse Margaret dans la série télé The Crown) qui finira par le rejoindre dans son combat. Enfin ce remarquable second rôle qu’est Peter Sarsgaard s’empare, ici, avec force, du personnage de Walter Duranty, correspondant de presse américain à Moscou. Lauréat en 1932 du prix Pulitzer pour ses reportages sur l’Union soviétique dans le New York Times, Duranty fut un discret mais solide relais de la propagande russe qui laissera entendre que Gareth Jones avait grandement exagéré les choses sur l’Holodomor… La séquence de la soirée festive offerte chez lui par Duranty est une étonnante parenthèse sensuelle et débridée où se mêlent le sexe, l’alcool et la drogue sous les yeux effarés de Jones…
En conclusion, quelques cartons nous apprennent que Gareth Jones est mort, en août 1935, à l’âge de 29 ans, lors d’un reportage en Mongolie-Intérieure, tué par des bandits, peut-être à la solde des services secrets russes. Walter Duranty, lui, s’est éteint, à 73 ans, dans son lit en Floride. Son prix Pulitzer ne lui a jamais été retiré…
L’OMBRE DE STALINE Drame (Pologne / Royaume Uni – 1h59) d’Agnieszka Holland avec James Norton, Vanessa Kirby, Peter Sarsgaard, Joseph Mawle, Kenneth Cranham, Marcin Czarnik, Krzysztof Pieczynski, Celyn Jones, Martin Bishop. Dans les salles le 22 juin.