La double vie de Jonas Widmer
C’est l’histoire d’un jeune homme qui court… Qui court après une qualification pour le marathon aux Jeux Olympiques. Car Jonas Widmer est un sportif de haut niveau qui s’entraîne d’arrache-pied et qui contrevient même aux ordres de son exigeant entraîneur qui veut lui imposer du repos à la suite d’une blessure au mollet…
Mais cet athlète cache aussi de terribles zones d’ombre qui viennent secouer une existence que Jonas tente de conserver dans une norme paisible et ordonnée. Lorsqu’il n’est pas sur les pistes, Jonas travaille comme cuisinier. Avec Simone, sa petite amie, ils cherchent un bel appartement. Tandis qu’il conduit méticuleusement sa vie, Jonas cache tant bien que mal ses efforts surhumains pour ne pas céder aux pulsions meurtrières qui l’envahissent.
En ouverture de Der Läufer (titre original), un carton précise que les « enfants ont été séparés de leurs parents biologiques. A 4 ans, Jonas ne savait pas encore marcher et Philipp à peine parler ». Ce sont ces deux frères que l’on retrouve, au tout début du film, dans un beau décor naturel de montagne, en train de jouer à s’attraper, à se rouler dans l’herbe et à se battre. Aucun mot n’est échangé. Seuls les regards attestent d’une profonde connivence. La suite montrera que ces jeux appartiennent aux cauchemars récurrents de Jonas. Car Philipp a naguère mis fin à ses jours…
Né dans un village des bords du lac de Zürich, Hannes Baumgartner a été formé à la F+F School for Art and Media Design avant d’achever, en 2012 un master en réalisation à l’Université des Arts de Zürich. Tenerifa, son court-métrage de fin d’études, a été présenté dans une vingtaine de festivals internationaux. Avec Midnight Runner, son premier long-métrage, le cinéaste suisse de 37 ans donne un drame à la fois maîtrisé et intriguant. Baumgartner s’est appuyé sur un vrai fait-divers qui avait défrayé la chronique helvétique à la fin des années 90 autour des agissements d’un tueur en série (l’affaire Misha Ebner). Mais Midnight Runner ne s’attache pas à un récit objectif des faits pour se concentrer sur le parcours puis la dérive émotionnelle de Jonas Widmer. Le film est centré en effet sur le conflit intérieur d’un jeune homme ambivalent. D’un côté, un athlète de talent et un chef apprécié, de l’autre, un garçon apparemment sensible, consciencieux et serviable qui se mue en agresseur brutal puis en vrai meurtrier…
En s’abstenant de chercher des explications conclusives, Baumgartner se place dans la posture de l’entomologiste qui observe, au plus près ce Jonas qui, malgré l’aide extérieure offerte, va glisser dans un isolement de plus en plus profond. Dans un montage dynamique et efficace, le cinéaste alterne les séquences d’entraînement et les courses de Jonas, ses temps de travail en cuisine et ces moments où il s’encapsule dans une violence sourde et de plus en plus irrépressible, passant du vol à l’arraché de sacs à main au meurtre…
On peut voir dans les épreuves sportives auxquelles participe Widmer (tant le Grand prix de Berne où il se classe premier Suisse que le Langenfelder Waffenlauf, une épreuve sportive militaire suisse en treillis camouflé et fusil sur le dos qu’il va remporter) une fuite en avant pour échapper au fantôme qui le hante et vient secouer ses nuits cauchemardesques, ce frère aîné tant adulé.
Si Philipp est la figure masculine majeure (avec l’entraîneur) dans l’univers de Jonas, Midnight Runner est traversé par les femmes. A commencer par Simone, la petite amie, Barbara la mère adoptive ou Laura, la jeune commis de cuisine. « Je pense, remarque Hannes Baumgartner, que la quête de Jonas pour échapper à son vide intérieur et sa torture est liée à une femme – bien que seulement de manière diffuse. Elle incarne son envie d’être sauvé, de quelqu’un qui le comprend, qui pourrait enlever la pression et combler le vide… » Las, Jonas a beau tenter d’entretenir des relations avec ces femmes, d’essayer de s’ouvrir à elles, son mal-être est tel que l’échec est constant. Pour se concrétiser dans une pulsion criminelle que Hannes Baumgartner fait ressentir avec une sourde mais impressionnante force.
Pour cela, il peut s’appuyer sur Max Hubacher, comédien bernois de 27 ans, qui est tout à fait crédible en coureur de haut niveau mais qui surtout parvient remarquablement à traduire la souffrance intérieure de Jonas. Silencieux, avec un masque mutique et douloureux, Hubacher incarne brillamment la rage froide de Widmer lorsqu’il parcourt, le soir tombant et la nuit venue, les rues paisibles de la banlieue zurichoise, désormais à l’affût. Une impuissance et une colère qui virent à la folie lorsque Jonas découpe, dans Blick, le portrait-robot d’un tueur vaguement barbu et le renvoie au magazine avec ce commentaire : « Oui, c’est moi ! Mais ce n’est pas très gentil : je me rase tous les jours… »
Le remarquable Midnight Runner s’achève, dans une succession de travellings en caméra portée, sur un ultime course de Jonas Widmer qui sort de la ville et s’enfonce dans la forêt. On songe à la dernière séquence des 400 coups de Truffaut et à la course d’Antoine Doinel vers la mer… Ici, Jonas s’enfonce, lui, dans l’obscurité haletante d’un brutal fondu au noir.
MIDNIGHT RUNNER Drame (Suisse – 1h32) de Hannes Baumgartner avec Max Hubacher, Annina Euling, Sylvie Rohrer, Christophe Sermet, Saladin Dellers, Luna Wedler, Lara Mariam, Rahel Ammann, Markus Amrein. Dans les salles le 24 juin.