Paul Dédalus et son bel amour de jeunesse
Dans une chambre baignée de soleil, quelque part au Tadjikistan, Paul Dédalus fait ses adieux à Irina (l’émouvante Dinara Drukarova), la femme aimée des contrées lointaines. Atmosphère paisible mais aussi tendrement douloureuse comme lorsqu’un amour touche à sa fin. Paul a probablement déjà la tête en France où il doit revenir travailler. Irina retarderait bien encore la séparation pour s’imprégner de la trace de Paul et s’en souvenir encore lorsque, dit-elle, elle sera une vieille dame…
Voilà pour l’ouverture de Trois souvenirs de ma jeunesse, préquelle de Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle) réalisé en 1996 et qui valut à Mathieu Amalric un César du meilleur jeune espoir. Préquelle? Une oeuvre, dixit le dictionnaire, dont l’histoire précède une oeuvre antérieurement créée en se concentrant sur les événements se déroulant avant le récit original.Près de 20 ans plus tard, retrouvailles donc avec ce Paul Dédalus qui, alors dans Comment…, était maître-assistant dans une fac de la périphérie parisienne (où il ne comptait d’ailleurs pas faire de vieux os) et cultivait nombre d’histoires tout court et d’histoires d’amour, notamment avec Esther dont il finira par se séparer…
Comme son titre l’indique, le film d’Arnaud Desplechin (présenté à Cannes dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs) égrène des souvenirs. Le premier chapitre -Enfance- évoque les relations (très) difficiles entre le jeune Paul et une mère qui vogue tragiquement aux limites de la folie. Ce chapitre qui permet aussi de mesurer les liens puissants qui unissent Paul à son frère Yvan, est fort bref. Le suivant -Russie- n’est pas beaucoup plus long. Il distille, lui, une atmosphère de film d’espionnage façon Guerre froide qui n’est pas sans rappeler l’ambiance de La sentinelle, autre film de Desplechin. Cette fois, Paul Dédalus se retrouve au coeur d’une « usurpation » d’identité qui lui vaut d’être interrogé, dans des sous-sols sinistres, par un mielleux mais soupçonneux agent de la DGSE incarné par le malicieux André Dussollier… Où l’on apprend qu’à l’occasion d’un voyage scolaire à Minsk, Paul et l’un de ses camarades de classe ont été contactés par les membres d’une association juive de soutien aux refuzniks soviétiques. Filant lors d’une visite de musée, les deux copains apportent de l’argent à une famille juive, Paul offrant de plus son passeport à un garçon de son âge…
Le morceau de roi de ces Trois souvenirs… est cependant le chapitre intitulé Esther où Desplechin, du côté de Roubaix (où le cinéaste est né en 1960), détaille, cette fois de manière très romanesque et sans doute aussi un brin autobiographique, les amours naissants de Paul et de la jolie Esther. Sur l’esplanade du lycée, notre héros aperçoit Esther et est simplement foudroyé. « Je fais toujours cet effet-là! » concède la belle qui avoue qu’elle est « exceptionnelle ». Manière évidemment de dire qu’elle doute beaucoup d’elle-même, de sa beauté, de ses capacités à séduire et à être aimée. C’est aussi le doute qui taraude un Paul qui va s’appliquer à faire d’Esther le coeur palpitant et fanatique de sa vie…
Pour raconter une poignée d’années dans la jeunesse de Paul Dédalus (clin d’oeil au personnage d’Ulysse de James Joyce qui, lui aussi, accomplit un parcours) Desplechin trouve un style, quasiment littéraire (on écrit et on lit beaucoup dans le film) qui fait souvent songer aux oeuvres de François Truffaut. A cause, bien sûr, du recours à la voix off mais aussi dans la description de figures sensibles et fragiles qui placent le sentiment amoureux au-dessus de tout. Trois souvenirs… fait aussi la part belle à des personnages secondaires bien dessinés, ainsi Rose (Françoise Lebrun) la tante attentive, Abel (Olivier Rabourdin), le père désemparé, le professeur Béhanzin, son mentor dans ses études d’anthropologie (Eve Doé-Bruce) ou encore Gilberte, l’amante libérée (Mélodie Richard) qui aurait ravi l’auteur de La peau douce.
Si Mathieu Amalric, le complice de toujours du réalisateur, joue Paul Dédalus à l’âge adulte, Trois souvenirs… permet aussi de découvrir toute une brochette de jeunes comédiens que l’on pourrait bien revoir sur les écrans. En tête bien sûr, le frisé Quentin Dolmaire dont c’est le premier film et qui incarne Dédalus de 16 à 21 ans. Si son jeu désincarné (Desplechin lui a demandé de regarder Jean-Pierre Léaud dans Baisers volés de Truffaut) surprend au départ, il finit par imposer une vraie présence. Ce qui est aussi le cas de Lou Roy-Lecollinet. Avec son faux air de Lou de Laâge, la lycéenne parisienne passionnée de théâtre s’est emparée d’un personnage à la fois désagréable et sensible, semblant plein d’assurance mais aussi très seule…
Même si l’on peut trouver Dédalus un peu pompeux lorsque, devant les images de la chute du Mur de Berlin, il affirme regarder la fin de son enfance, le dernier Desplechin est un double portrait attachant où l’amour se décline sous le signe du respect et du désir, de l’admiration et du partage, de la pureté et de l’exigence. De la passion enfin lorsqu’Esther écrit: « Mes larmes coulent toutes seules. Tu seras le seul que j’aimerai jamais… »
TROIS SOUVENIRS DE MA JEUNESSE Comédie dramatique (France – 2h) d’Arnaud Desplechin avec Quentin Dolmaire, Lou Roy-Lecollinet, Mathieu Amalric, Françoise Lebrun, Olivier Rabourdin, Elyot Milshtein, Pierre Andrau, Raphaël Cohen, Clémence Le Gall, Lily Taieb. Dans les salles le 20 mai.