Du bordel à la cité, la solidarité des filles
« Pute oui, mais pas sale pute ! » Dominique s’emporte ainsi contre un client qui l’insulte… Simplement, parce qu’avec ses copines Axelle et Conso, elles estiment qu’elles font un boulot et qu’elles n’ont pas à être invectivées pour cela…
Tous les matins, en effet, les trois femmes se retrouvent, sous les interpellations sexuellement crapuleuses de petites racailles, sur le parking de leur cité pour prendre la route de la Belgique dans la voiture de Do, passer la frontière et retrouver une maison close où elles deviennent Athéna, Circé et Héra.
C’est en lisant un article dans la presse sur la double vie que mènent certaines femmes que la scénariste et co-réalisatrice Anne Paulicevich a eu l’idée de cette histoire où trois femmes qui vaquent normalement à une existence aussi courante que difficile, partent se prostituer, à quelques kilomètres de chez elles, dans un pays où les bordels sont légaux.
La scénariste tenait alors la trame du film mais, dit-elle, « j’étais incapable d’aller plus loin si je ne rentrais pas moi-même dans un de ces bordels. Ça me semblait aussi incorrect narrativement que peu respectueux humainement. J’ai donc essayé de rentrer dans des bordels ; impossible. Un soir, j’en parle à une amie qui m’apprend que son cousin est le neveu de Dodo la Saumure ! Elle nous présente et, grâce à lui, je rencontre Dodo dans un café de Bruxelles. Deux jours plus tard, il m’emmenait visiter ses bordels. Dans les deux premiers, le contact était compliqué, mais au troisième, la connexion avec les filles a été immédiate. Je me suis installée sur un fauteuil et c’était parti. » Pendant neuf mois, Anne Paulicevich se rend dans cette maison deux à trois fois par semaine. Sans prendre de notes, sans même poser de questions, la scénariste recueille des histoires, des récits de vie quotidienne. « Ces femmes, dit-elle encore, à cause de leur double vie, doivent passer leur temps à mentir à leurs clients comme à leur famille. Là, elles avaient quelqu’un qui les écoutait, à qui elles pouvaient tout dire. Le soir, j’avais à mon tour besoin d’en parler à Fred, pour me décharger un peu de cette violence, de cette tristesse sous-jacente qui constitue, tout de même, leur vie. »
Le film qui devait initialement s’intituler La frontière, a donc vu le jour et il livre une réalité brutale. Aucun sourire, aucun répit dans ces existences sinon, presqu’étrangement, lorsque ces femmes, en tutus roses et fleurettes dans les cheveux, attendent le client dans la maison close et rient ou plaisantent d’expériences souvent extrêmes et livrent une version personnelle, avec les mots qu’il faut, des gémissements orgasmiques de Quand Harry rencontre Sally…
Filles de joie s’attache d’abord à Axelle, mère de famille à la dérive, confiant à sa mère le soin de garder trois gamins bien turbulents. On découvre aussi Conso, belle grande bringue black qui affecte de se moquer de tout mais qui rêve de connaître le grand amour. Peut-être avec le beau Jean-Fi qui lui offre un petit diamant mais finira par lui montrer, sur son téléphone, la photo de son nouveau-né… Quant à Dominique, elle jongle entre ses services de nuit dans un établissement de soins, son emploi de « maman » au bordel (la scène la plus touchante, la plus tendre du film se déroule dans une baignoire avec un monsieur âgé) et sa vie de famille. Son mari (Sergi Lopez) est singulièrement éteint et ses deux grands enfants, pour lesquels elle ne cessent de trembler, sont simplement odieux jusqu’à ce que Do craque, leur lance de l’argent en hurlant : « Tu veux vraiment savoir ce que je suis ? »
Dans cette aventure de la survie et du courage, le drame va surgir brutalement, emportant Axelle et mettant en œuvre la solidarité de ses amies. Une séquence violente qui éclaire alors celle, évidemment énigmatique, du pré-générique…
Filles de joie s’inscrit évidemment dans un vaste florilège qui a fait de la prostituée une figure récurrente du grand écran depuis l’emblématique Loulou de Pabst (1929) jusqu’à la Pretty Woman (1990) avec Julia Roberts en passant par Simone Signoret dans Casque d’or (1952), Shirley MacLaire dans Irma la Douce ou Catherine Deneuve dans Belle de jour (1967). Cependant l’approche du tandem Fonteyne-Paulicevich ancre beaucoup plus le film du côté du Godard de 2 ou trois choses que je sais d’elle (1967) qui faisait de Marina Vlady une mère de famille vivant dans une cité de la banlieue parisienne et contrainte à la prostitution pour survivre.
On songe aussi à la Jeanne Dielman (1973) de Chantal Ackerman pour le côté tristement banal du métier mais la référence qui vient d’emblée, c’est Party Girl (2014) qui valut au trio Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis une belle Caméra d’or à Cannes. On y pense évidemment parce que le personnage d’Angélique passait la frontière de la Moselle pour aller travailler comme entraineuse dans des cabarets allemands…
Porté par l’énergie puissante qui émane des trois personnages centraux et la verve de leurs mots, le film, qui privilégie des atmosphères sombres, distille une dynamique amplifiée par une caméra mobile et fréquemment au plus près des femmes. Co-réalisateur de Filles de joie, Frédéric Fonteyne (remarqué en 1999 pour Une liaison pornographique) capte, avec beaucoup de vérité, le chaos qui préside à de doubles vies qui finissent par tragiquement se fissurer. Il peut pour ce faire s’appuyer sur des comédiennes qui ont pleinement pris Axelle, Do et Conso à bras-le-corps alors même que certaines scènes étaient quand même borderline. On sent que la trop rare Sara Forestier (vue récemment dans Roubaix, une lumière), Noémie Lvovsky (qui était encore une religieuse naguère dans La bonne épouse) et Annabelle Lengronne adhèrent pleinement au propos. Et si leurs filles de joie ne sont pas des oies blanches, elles sont cependant bouleversantes… Un sacré film, une bonne claque !
FILLES DE JOIE Drame (Belgique/France – 1h30) de Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevich avec Sara Forestier, Noémie Lvovsky, Annabelle Lengronne, Nicolas Cazalé, Jonas Bloquet, Sergi Lopez, François-Xavier Willems, Els Deceukeur, Barbara Sarafian, Charlotte Brihier. Dans les salles le 18 mars. Reprise le 22 juin.