Le secret d’Olivia, immigrante sans papiers
Assise à la table de sa cuisine, Olga, vieille dame diaphane aux longs cheveux gris filasse, tente difficilement d’éplucher une orange… Après avoir pris une tasse dans son placard et l’avoir posé sur la table, elle décroche son téléphone mural… « Est-ce que je peux rentrer ? » A l’autre bout du fil, dans ce petit matin qui se lève sur Brooklyn, Olivia répond doucement : « Mais vous êtes chez vous ! Regardez le papier peint et puis la cuisinière. C’est là que vous faisiez du bortsch pour vos enfants… »
Cette séquence est aussi celle qui conclut Brooklyn Secret même si elle s’achève sur un fondu au noir juste avant qu’Olga ne parle au téléphone… Mais l’orange, la tasse, la cuisinière étaient toujours là. Entre ces deux moments, Isabel Sandoval invite à passer quelques jours, quelques semaines avec Olivia, l’aidante d’Olga. Une aide ménagère dont le parcours s’ouvre et se boucle également par un coup de téléphone… Tandis que le métro aérien passe dans la nuit, Olivia est réveillée par son téléphone. Sa mère lui donne quelques nouvelles de la famille mais surtout lui rappelle, passablement suppliante : « Quand vas-tu m’envoyer mon argent ? Nous sommes déjà le 25 du mois… »
La neige est tombée sur Brooklyn et le beau temps est revenu sur Brighton Beach, Olivia est encore au téléphone avec sa mère, demeurée là-bas aux Philippines : « Ma, j’ai reçu tes messages… J’ai un nouveau travail et j’économise pour les cadeaux… Le nouvel homme que Trixie m’a présenté, il est intéressé. On va y arriver » La boucle est bouclée. Olivia est toujours une immigrante illégale. La menace est toujours là…
Avec Brooklyn Secret, Isabel Sandoval signe son troisième long-métrage après Senorita (2011) et Apparition (2012). Le film développe un thème récurrent dans son oeuvre: le féminin et, ici, le désir et la manière conflictuelle dont les personnages s’y confrontent. « Je m’intéresse, dit la cinéaste, aux femmes qui sont marginalisées et qui doivent prendre des décisions personnelles difficiles dans un contexte social et politique tendu. » Ici, elle évoque donc une immigrante philippine transgenre et sans-papiers qui essaie d’obtenir la nationalité américaine sous l’administration Trump.
Même si elle n’est pas autobiographique, l’histoire d’Olivia croise bien évidemment celle d’Isabel Sandoval d’autant plus que la cinéaste interprète elle-même le personnage central du film. La réalisatrice a fait Brooklyn Secret juste après sa transition : « Le fait d’être une immigrée et une femme trans pesaient lourd dans mon existence à ce moment- là, précisément quand Donald Trump est devenu président des Etats-Unis. Donc Brooklyn Secret est le résultat de mon état d’esprit de l’époque. Quand je l’écrivais, j’éprouvais de l’angoisse et de l’inquiétude. Je me sentais vulnérable par rapport à ma situation aux Etats-Unis. Je ne suis pas sans-papiers comme mon personnage. Je possède une Green Card avec mon prénom et mon sexe féminin. En revanche, j’ai un passeport qui correspond à mon identité masculine d’avant. Quand je vais à l’étranger et que je reviens aux Etats-Unis, j’ai toujours peur de subir un interrogatoire lorsque je passe les contrôles et d’être retenue dans une pièce pendant des heures, ce qui n’est pas impossible vu le climat politique actuel. »
Pourtant, par delà le parcours personnel d’Isabel Sandoval (le MoMA new-yorkais la considère comme « une rareté parmi la jeune génération des cinéastes philippins »), Brooklyn Secret, qui fut présenté en première mondiale à la Mostra de Venise 2019, est un passionnant récit dramatique.
Autour de la figure centrale d’Olivia, la cinéaste organise une suite de saynètes qui installent à la fois l’action et les personnages. De la même manière qu’Olivia est une immigrée transgenre, Olga (Lynn Cohen), qui retrouve parfois sa famille russe ashkénaze, appartient, elle, à une vague ancienne d’immigration qui est parvenue à trouver sa place… On découvre aussi, au gré d’une séquence dans un abattoir, Alex, le petit-fils d’Olga, un garçon plutôt instable qui, croisant Olivia chez sa grand’mère, va peu à peu tourner autour d’elle… Mais si Olivia est résiliente et pleine de ressources, elle se trouve néanmoins dans une posture de survie, rongée constamment par la peur de se faire prendre et expulser par l’administration américaine… Parce que le mariage arrangé qu’elle mettait en place est tombé à l’eau, Olivia entre dans une liaison avec Alex…
Isabel Sandoval décrit alors, avec beaucoup de finesse et peu de mots, une relation ambivalente, fondée sur la honte et la culpabilité, celle notamment d’Olivia qui se demande si c’est une bonne chose de devenir intime avec cet Alex (le comédien australien Eamon Farren) qui ignore qu’elle est transgenre… En même temps qu’Olivia sent pourtant monter en elle une pulsion amoureuse pour Alex, celui-ci joue, avec une inquiétante cruauté, sur la peur permanente d’Olivia. Il va même inventer une délirante histoire de type affublé d’un masque de ski qui se serait introduit dans l’appartement d’Olivia…
En jouant sur les teintes sombres du quartier de Brighton Beach au sud de Brooklyn, en y glissant quelques rares images plus aérées de Coney Island dont quelques beaux plans de neige, Isabel Sandoval, qui cite James Gray parmi ses références (en 1994, Little Odessa était tourné à Brighton Beach), créé une atmosphère d’autant plus désenchantée que les lieux, traversés par les rames de métro, apparaissent désertés…
Enfin, en s’appuyant sur le charme énigmatique d’Isabel Sandoval, Brooklyn Secret est un film plutôt rare lorsqu’il évoque le sexe d’un point de vue féminin, qui plus est, celui d’une femme trans. La scène où Olivia prépare son dildo, pose des écouteurs sur ses oreilles, rapproche un exemplaire de L’amant de Lady Chatterley avant de se donner du plaisir, est très belle…
Loin des représentations aussi excessives que flamboyantes avec lesquelles le cinéma philippin traite les portraits de trans mais parfaitement sensible et tout en nuances, Brooklyn Secret scrute l’envers du décor dans une mélancolique et émouvante chronique intime sur le prix à payer pour vivre le rêve américain.
BROOKLYN SECRET Drame (USA/Philippines – 1h29) de et avec Isabel Sandoval, Eamon Farren, Lev Gorn, Lynn Cohen, Andrea Leigh, Megan Channell, Shiloh Verrico, Roman Blat,Mark Nelson, Ivory Aquino, P.J. Boudousqué. Dans les salles le 18 mars. Donc prochainement…