Selma allonge la Tunisie sur son divan
« En plaisantant on peut tout dire, même la vérité. » C’est Sigmund Freud qui disait cela en 1915 dans Essais de psychanalyse et Manele Labidi peut faire sienne cette observation. Avec Un divan à Tunis, son premier long-métrage, cette cinéaste franco-tunisienne réussit en effet une délicieuse chronique sur une Tunisie dont la classe moyenne notamment vit le plus grand tiraillement entre modernité et tradition, écrasée par l’endettement et par l’hypocrisie liée à la question de la sexualité et de la religion… C’est dans ce milieu que déboule, comme un chien au milieu d’un jeu de quilles, la belle Selma Derwich, 35 ans qui, après avoir travaillé en France, vient ouvrir son cabinet de psychanalyse dans une banlieue populaire de Tunis…
D’emblée, le ton est donné avec un échange entre Selma et un homme qui l’aide à déménager. En cause, une photo qui demeure hors cadre… « C’est ton père ? Ton grand-père ? Sa tête me dit quelque chose ? Il est barbu… Un frère musulman ? » « Selma : « Il est juif… C’est mon patron » Et l’homme de conclure : « Ca va toi ? » On l’a compris, le barbu dans l’image n’est autre que Sigmund Freud coiffé d’un tarbouche rouge…
Si, au lendemain de la Révolution, Selma est revenue dans son pays natal, c’est qu’elle pense qu’il y a une demande importante dans ce pays « schizophrène » et sans doute aussi parce que, dans sa rue à Paris, il y avait au moins cinq cabinets de psychanalyse…
En installant son divan sur le toit de la maison de son oncle Mourad, Selma est prête à répondre aux multiples demandes de patients mais les débuts vont se révéler difficiles. Surtout lorsque la jeune femme découvre que, pour exercer, il lui manque l’indispensable autorisation administrative…
En gardant quasiment constamment le personnage de Selma à l’image, Manele Labidi construit une comédie sur la difficulté de monter une petite « entreprise » qui va, judicieusement, virer à une réflexion douce-amère, voire un tantinet mélancolique, sur le mal-être des patients de l’analyste mais aussi sur une société troublée. Mais, d’évidence, c’est d’abord Selma, portée par la magnifique et lumineuse Golshifteh Farahani, qui nous séduit. Si on ne sait pas grand-chose de son passé, de ses rapports aux hommes ou à la famille, Manele Labidi a imaginé une sorte de « cow-boy », taiseux, solitaire, mystérieux qui ne cherche pas son salut dans une vie de famille ou une relation amoureuse… Mais la cinéaste, qui s’applique tout au long d’Un divan à Tunis, à éviter la sociologie primaire, n’en fait pas pour autant un symbole de la liberté des femmes arabes. Selma assume ses choix, sa cigarette vissée au bec sans discours ni revendications.
Surprise du choix de Selma de revenir en Tunisie, Olfa, sa jeune cousine, lui demande si elle a fait des conneries à Paris, si elle a tué un patient, si elle est enceinte ou si elle a pris de la drogue… Pour Baya, la patronne d’un salon de coiffure qui fait songer, à celui, libanais, du Caramel (2007) de Nadine Labaki, elle a bien un « air de bledarde » doublée d’une « crâneuse post-coloniale » mais Naïm, le flic, lui trouve des « airs d’intello parisienne ».
Alors même si ses démarches au Ministère de la Santé mélangent Ubu et Kafka (ah, la secrétaire qui vend de la lingerie affriolante), Selma met dans ses actes, ses choix de vie et son ouverture à l’altérité, toute sa force et sa liberté. Y compris lorsqu’il faut expliquer à un patient qui se déshabille, la différence entre séances tarifées et prestations tarifiées. Mais le pauvre est sans doute excusé. On lui avait parlé d’une Française et d’un divan…
Autour de Selma, va alors se développer un touchant petit univers où se croisent Mourad, un père obsédé par la réussite de sa fille Olfa, Amel, une mère gardienne du temple, Baya, une femme qui a réussi dans les affaires mais dont les nausées se réveillent à la seule évocation de sa mère… Il y a aussi le touchant personnage de Fares, l’imam chassé de la mosquée par les salafistes parce qu’il n’était pas barbu et qu’il n’avait pas su garder sa femme. Fares qui s’est blessé à la tête pour se faire –enfin- une zabiba, trace sombre sur le front, et qui constate, à propos du divan : « On peut tout dire dans cette position… »
« J’ai essayé, dit la réalisatrice, de mettre en scène des personnages aux conflits « banals et quotidiens » : élever des enfants, lutter contre une addiction, questionner son identité sexuelle, vouloir quitter sa famille pour vivre l’aventure, la crise du couple… »
Si elle laisse le spectateur projeter ce qu’il veut sur Selma comme les patients qui projettent des choses sur leur praticien, Manele Labidi traite, à travers son analyste, son rapport ambigu avec la Tunisie, ce pays dont elle maitrise la langue, les usages : « Mes choix professionnels et personnels, en dehors du cadre traditionnel, ont confirmé l’image que je traîne dans ma famille tunisienne depuis toujours, à savoir celle d’une femme étrange, atypique voire folle pour certains.. »
Au-delà de multiples notations (la cannette de Coca de Mourad) et de dialogues délectables (à propos du Mossad, un policier dit : « C’est ceux qui ont tué Kennedy »), Un divan à Tunis recèle de petites séquences en forme de pépite. On songe à un contrôle d’alcoolémie mené par l’incorruptible Naïm, qui tourne à un vrai « baiser de cinéma » ou à une rencontre, assurément fantasmée, sur une route déserte avec un vieil homme taiseux, en costume sombre et gros cigare…
Enfin, Un divan à Tunis a choisi une fin ouverte penchant vers l’espoir et l’optimisme, même si les histoires des uns et des autres ne sont pas closes. Olfa va passer son bac, Mourad cajole Amel sa « boulette » et Selma peut croire au freudien désir créateur de rêves.
Pour en terminer avec le grand Sigmund auquel Selma fait in fine, un double doigt d’honneur, notons que le père de la psychanalyse disait encore : « L’homme est rarement tout à fait bon ou tout à fait mauvais. » Ce qui est sûr, c’est qu’Un divan à Tunis est, lui, tout à fait savoureux.
UN DIVAN A TUNIS Comédie dramatique (Tunisie/France – 1h28) de Manele Labidi avec Golshifteh Farahani, Majd Mastoura, Aïcha Ben Miled, Feriel Chammari, Hichem Yacoubi, Najoua Zouhair, Jamel Sassi, Ramla Ayari, Moncef Ajengui, Zied Mekki, Oussamma Kochkar. Dans les salles 12 février.