Le doux rêveur, l’égoïste repenti, les bandits et une société sous surveillance
NUNCHI.- Restaurateur dans le Pays Basque, Stéphane Lucas a tout pour être heureux. Son établissement marche bien, son équipe est solide, le paysage alentour est superbe. Tout juste, Stéphane a-t-il l’impression que les choses, du côté de sa famille et notamment de ses deux fils, ne répondent plus vraiment à ses attentes. Alors, Stéphane préfère contempler, non loin de chez lui, le magnifique chêne noueux de la forêt des sorcières… C’est une photo de cet arbre qu’il envoie, par instagram, à Soo, une correspondante à Séoul en Corée. La jeune femme, elle, lui parle des cerisiers en fleurs. Entre les deux, s’installe un dialogue à distance où il est question de peintures, de beauté de la nature. Mais, pour Stéphane, ces échanges journaliers prennent une tournure amoureuse… Alors le chef décide de laisser là ses magrets de canard et de s’envoler pour le Pays du matin calme… Stéphane, à qui son ex-épouse a lancé : « Toi, tu ne finis jamais rien », décide cette fois de franchir le pas et d’aller retrouver cette Soo qui le fait secrètement rêver.
Incontournables réseaux sociaux ! Voilà quelque temps déjà que l’on voit des films où s’affichent sur l’écran des messages sms qui participent de l’action. De ce fait, #JeSuisLà (France – 1h38. Dans les salles le 5 février) n’a donc rien de bien révolutionnaire. Mais le film d’Eric Lartigau a cependant de jolies qualités. Et, en premier lieu, la présence en tête d’affiche d’Alain Chabat. L’ancien des Nuls et le toujours animateur de cette joyeuse émission de télévision qu’est Burger Quiz (sur TMC), dispose d’un authentique capital de sympathie. Ici, dans la peau de ce Stéphane toujours en mouvement mais qui semble aussi parfois être en apesanteur, il est tour à tour touchant, bouleversant, séduisant.
Le réalisateur de La famille Bélier (7,4 millions d’entrées en 2014) ne lâche d’ailleurs jamais le personnage incarné par Chabat d’une semelle. Du coup, les autres silhouettes du film ne font que passer. Et c’est dommage pour Blanche Gardin, dans le rôle de l’assistante du chef. La féroce humoriste commence à trouver sa place au cinéma et on aurait aimé la voir un peu plus. Mais il est évident que c’est Stéphane qui est au cœur de ce récit qui l’entraîne d’un Pays Basque où il s’ennuie à cette Corée forcément exotique où il va commencer par passer une dizaine de jours à Incheon, l’aéroport de Séoul, attendant, avec de moins en moins d’espoir, de voir apparaître la mystérieuse Soo (Doona Bae, une star en Corée)… Ce temps passé dans un aéroport très moderne offre l’occasion à Lartigau (qui retrouve Chabat 16 ans après Prête-moi ta main) de croquer le contestable « star-system » généré par les réseaux sociaux (Stéphane photographie tout et n’importe quoi avec son téléphone et le met aussitôt en ligne) et de brosser quelques amusantes séquences dans lesquelles Stéphane expérimente les particularités de la vie coréenne. Mais c’est plus tard qu’il aura l’occasion de s’interroger sur le nunchi, cette notion très coréenne qui se réfère au langage non-verbal, à l’exhortation à observer et à décoder les émotions de l’autre sans les formuler… Un film agréable qui se demande si les réseaux sociaux ont modifié la carte du Tendre… Stéphane, lui, aura gagné en lucidité mais aussi en mélancolie.
PRESENCE.- Auteur à succès de littérature populaire, Alexandre aime à se mettre en bouche les propos de ses personnages, notamment féminins et savoure les mots d’aventurière, de combattante, d’amazone… Mais s’il s’écoute volontiers parler, Alexandre est plutôt mutique quand il s’agit de partager avec les autres et essentiellement à sa famille. En fait, il serait un peu égoïste et égocentré que ça ne serait pas surprenant. Bref, il n’est pas très famille. Jacques, son père, tente bien de lui parler mais, obnubilé par son écriture, Alexandre n’écoute pas… Dans la belle maison familiale au bord de l’Atlantique, tout va aller très vite. Jacques meurt brutalement. Bientôt, Alexandre constate que son père lui apparaît et lui parle constamment et que lui, Alexandre, est le seul à le voir et à l’entendre. Et même si Alexandre va s’allonger sur le divan d’une psy, cela ne change rien à son désarroi d’autant que son barbu de père est toujours prêt à se chamailler avec lui…
Réalisateur et scénariste (il a signé naguère celui de L’empereur de Paris de Jean-François Richet), on avait remarqué Eric Besnard en 2015 avec Le goût des merveilles, une jolie comédie pleine de soleil de la Drôme où une jeune arboricultrice veuve (Virginie Efira) croisait la route d’un autiste Asperger bourré de tics et d’angoisses… L’esprit de famille (France – 1h38. Dans les salles le 29 janvier) est né à la mort du père du cinéaste qui s’est demandé comment il allait pouvoir sortir de l’état de manque et de sidération dans lequel sa disparition l’avait laissé. De L’esprit…, Besnard dit qu’il n’est pas un film de fantômes : « C’est un film sur les symptômes de la persistance, en soi, de la présence des êtres aimés disparus. Des êtres dont on se dit qu’on aurait dû passer plus de temps avec eux, auxquels on a l’impression d’avoir oublié de dire des choses essentielles, et dont on pense qu’ils auraient pu nous apporter encore beaucoup. »
Dans cette comédie dramatique qui fonctionne sur un postulat de science-fiction mais qui traite le sujet comme s’il était ordinaire, Alexandre va entreprendre un long cheminement vers les autres mais surtout sur lui-même. Ainsi l’égoïste notoire va se rabibocher avec son jeune fils, sa femme qui s’apprêtait à le planter là, sa mère, son jeune frère, agent de sportifs franchement paumé. Et ses conversations avec son père (ce dernier constate : « Les parents se souviennent, les enfants grandissent ») l’amèneront à être meilleur et ouvert aux autres. Eric Besnard peut, ici, s’appuyer sur de bons comédiens (François Berléand, Guillaume de Tonquédec, Josiane Balasko, Isabelle Carré, Jérémy Lopez, Marie-Julie Baup) pour porter cette aventure intime prévisible mais doucement charmante…
GANGSTERS.- Le tout n’est pas d’arriver tout au sommet, c’est d’y rester durablement… C’est ce que s’est dit Mickey Pearson, un élégant mais redoutable baron de la drogue londonien. Mais lorsqu’il songe à prendre sa retraite et à trouver un repreneur pour ses florissantes affaires, il va provoquer un raz-de-marée dans le milieu. Et pas que… Car un magnat de la presse people, un photo-reporter maître-chanteur, des aristocrates désargentés, un investisseur juif américain appuyé sur le Mossad, la mafia chinoise, les oligarques russes et leurs nervis ou encore un singulier patron de club de boxe à la tête d’une bande de jeunes têtes brûlées très portées sur les réseaux sociaux s’en mêlent. Heureusement Mickey peut compter sur un bras droit taiseux mais efficace et une épouse plutôt BCBG mais très déterminée.
Avec The Gentlemen (USA – 1h53. Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs. Dans les salles le 5 février), le Britannique Guy Ritchie s’essaye à un divertissement criminel volontiers surprenant, voire déroutant, notamment dans la structure de son récit. Celui-ci est en effet construit sur le « film » que se fait Fletcher, photographe people et surtout parfait fouille-merde, des aventures potentielles de Mickey Pearson. Son « scénario », Fletcher le propose, en forme de chantage, à Raymond, le bras droit de Pearson, en échange de vingt millions de dollars… A partir de ce canevas, Ritchie peut donc allègrement réécrire à loisir les parcours de ses personnages, les flinguer en plein vol ou les faire revenir des morts…
Forcément, cette façon de procéder offre de multiples possibilités mais elle peut aussi induire un effet de trop-plein dès lors qu’une nouvelle péripétie vient bousculer la précédente et ainsi de suite. Guy Ritchie qui s’est fait connaître du grand public en 1998 avec Arnaques, crimes et botanique avant de confirmer son style avec un autre film de gangsters, Snatch (2000) où il dirigea Brad Pitt, est donc à l’aise dans le registre. D’autant mieux qu’il peut s’appuyer sur un gros casting avec Matthew McConaughey (Pearson), Hugh Grant, épatant en maître-chanteur un rien vicelard, Charlie Hunman (Raymond), Henry Golding (Tom dans le récent et romantique Last Christmas), Jeremy Strong, Michelle Dockery (vue dans la série Downton Abbey), Colin Farrell en coach complètement allumé ou encore le toujours excellent Eddie Marsan qui compose une parfaite ordure à la tête d’un journal de caniveau dont l’Angleterre a le secret!
CORRUPTION.- Inspecteur de police à Bucarest, Cristi, flic désabusé et corrompu, débarque aux Canaries. Il y retrouve la sulfureuse Gilda qui l’attend sur l’île de la Gomera. Embarqué par la belle mystérieuse, il y doit apprendre le Silbo, une langue sifflée ancestrale pratiquée sur cette île dans le but d’aider un groupe mafieux à faire évader Zsolt. En effet, seul ce dernier sait où sont cachés 30 millions d’euros issus du trafic de drogue. Mais c’était sans compter sur la police, à la recherche de ce même butin et sur une procureure roumaine qui veut aussi sa part du magot. De plus, l’amour va s’en mêler.
Y a-t-il une filière roumaine à Cannes ? On parle évidemment de cinéma et de ces réalisateurs découverts sur la Croisette à l’instar de Cristian Mungiu, palme d’or 2007 avec le remarquable 4 mois, 3 semaines, 2 jours mais aussi de Lucian Pintilie, grande figure du cinéma roumain, dont on vit, en 1994, Un été inoubliable ou encore Cristi Puiu venu en 2016 avec Sieranevada. L’an dernier, c’était au tour de Corneliu Porumboiu d’apparaître en compétition officielle avec Les siffleurs (Roumanie – 1h38. Dans les salles le 8 janvier). Le cinéaste de 44 ans n’était pas un inconnu au Festival puisqu’en 2006, il avait décroché la précieuse Caméra d’or récompensant un premier long-métrage pour 12h08 à l’est de Bucarest. C’est en découvrant un reportage sur le langage sifflé de la Gomera que Porumboiu a l’idée de ce polar nerveux, inventif et volontiers déroutant…
Forme particulière de communication basée sur les sifflements, le Silbo est utilisé depuis des milliers d’années sur La Gomera, l’une des sept îles principales des Canaries. Ce langage reproduit, par le sifflement, la langue parlée par ses habitants, le castillan. Pendant des siècles, elle a été transmise de parents à enfants comme un outil pour les travaux des champs afin notamment de communiquer entre les ravins ou les précipices. Dans le cas des Siffleurs, l’usage du Silbo est plus interlope… Car cette aventure très sombre repose sur des trahisons à gogo. Tous les personnages de ce film noir sont corrompus jusqu’à l’os dans un jeu de pouvoir permanent. Partout, on espionne, on surveille, on met sur écoute et Cristi, le flic maussade et désenchanté (Vlad Ivanov est parfait dans le registre opaque) ne croit plus en rien… Jusqu’au moment où il croise Gloria.
Si Corneliu Porumboiu maîtrise les codes du policier et l’idée du langage codé est remarquable, son film est aussi un bel hommage au cinéma à travers, bien sûr, le personnage de la femme fatale (Catrinel Marlon) mais aussi par des références ou des clins d’œil à Hitchcock (la douche de Psychose) sans oublier un décor de studio, le motel Opéra aux allures lynchiennes ou encore John Ford avec la mythique Prisonnière du désert… Avec une mise en scène sobre, des scènes courtes et incisives et une bande musicale qui associe Carl Orff et la Marche de Radetzky en passant par Le beau Danube bleu et la barcarole des Contes d’Hoffmann, Les siffleurs contourne les conventions du film de genre pour une parabole sur une société de plus en plus contrôlée…