D’illusions, de fragilité et de solitude
La dernière fois qu’on avait croisé Hirokazu Kore-eda sur un écran français, c’était en décembre 2018 et on découvrait Une affaire de famille auquel, au mois de mai précédent, le Festival de Cannes avait attribué une belle Palme d’or. Et, une fois encore, on accompagnait le cinéaste japonais dans un drame magnifique qui questionnait le lien familial de manière bouleversante. Avec cette histoire de généreux et émouvants pieds-nickelés recueillant une fillette martyrisée, ce n’était certes pas la première fois que Kore-eda abordait une thématique qui, d’évidence, lui tient largement à cœur…
On se souvient ainsi de Nobody Knows (2004), Still Walking (2008), Tel père, tel fils (2013) ou encore de Notre petite sœur (2015) qui, tous, à travers des histoires différentes, se penchaient ici sur une mère célibataire de quatre enfants se débattant avec une existence difficile, là sur une réunion de famille entre souvenirs et rancoeurs, la rencontre de deux couples autour d’une interversion de nourrissons ou l’aventure de trois sœurs qui choisissent de recueillir leur jeune demi-sœur…
Avec La vérité, on est quand même un peu surpris de constater que ce réalisateur éminemment nippon (mais dont la réputation a depuis longtemps dépassé les frontières du Japon) a planté sa caméra dans la capitale française. De fait, avec le quatorzième long-métrage de sa carrière, Kore-eda met donc en scène sa première œuvre à l’étranger, dans une langue qui n’est pas la sienne et avec une équipe totalement française. A cela, une explication : sa rencontre en 2011 à Tokyo avec Juliette Binoche, la comédienne émettant l’idée de faire un jour quelque chose ensemble…
A partir de là, le cinéaste songe à une pièce qu’il avait commencé à écrire en 2003 et qui racontait une nuit dans la loge d’une comédienne de théâtre en fin de carrière. Il transforme finalement cette pièce en scénario (en le nourrissant notamment des mots de Catherine Deneuve et Juliette Binoche sur le jeu d’acteur) pour raconter l’histoire d’une actrice de cinéma et de sa fille qui a renoncé à devenir comédienne.
Icône du cinéma, Fabienne Dangeville vient de publier ses Mémoires. A cette occasion, sa fille Lumir est venue de New York, où elle travaille comme scénariste, pour retrouver une mère qu’elle n’a plus vue depuis longtemps. Dans ce voyage vers la maison de son enfance à Paris, Lumir est accompagné de sa fille Charlotte et de Hank, son mari. Les retrouvailles vont vite se tendre… La seule lecture du livre de sa mère met Lumir en colère car Fabienne semble bien avoir réécrit l’histoire à son aune…
La vérité s’ouvre à l’automne sur un plan de jardin avec un bel arbre qui commence à perdre ses feuilles rousses. Dans sa grande demeure au cœur de la capitale, Fabienne Dangeville donne une interview à un journaliste plutôt emprunté. D’emblée, Kore-eda entreprend son portrait d’une actrice qui est au cœur de son propos et qu’il va longuement développer. La star est plutôt pète-sec (« J’ai déjà répondu à cette question dans Libération… ») et assez satisfaite d’elle. A la question « A quelle actrice, avez-vous le plus fortement transmis votre ADN ? », elle lâche : « En France, je ne vois personne… » Et si elle sourit lorsque le folliculaire lui demande « Si le Ciel existe, qu’aimeriez-vous entendre Dieu dire quand vous arriverez aux Portes du ciel ? » « C’est la dernière question du questionnaire de l’Actor’s Studio, non ? » dit Fabienne sans répondre, interrompue par l’arrivée de Lumir…
Si Kore-eda est, avec les retrouvailles troublées et douloureuses d’une mère et d’une fille, dans son élément, il s’y intéresse par le filtre du cinéma. Fabienne Dangeville est, en effet, en plein tournage d’un film de science-fiction où elle incarne la fille âgée d’une mère éternellement jeune.
Comme avant lui, Godard (Le mépris, 1963), Fellini (Huit et demi, 1963), Truffaut (La nuit américaine, 1973), Minnelli (Quinze jours ailleurs, 1962), Allen (La rose pourpre du Caire, 1985), Tornatore (Cinema Paradiso, 1988) sans oublier Boulevard du crépuscule (1950) où Billy Wilder observe une star du muet déchue et perdue dans ses rêves, Hirokazu Kore-eda se glisse dans les coulisses du cinéma pour débusquer la vérité et la mémoire, les illusions et les mensonges, la frivolité et la fragilité. Pour Fabienne et Lumir, après les silences et l’ombre d’un fantôme nommé Sarah, affleurent désormais les vérités cachées, les rancunes inavouées, les amours impossibles dont les hommes ne sont que les témoins médusés. Et, avec infiniment d’empathie pour ses personnages, le cinéaste, en confondant réalité et fiction, oblige mère et fille à se confronter et à retrouver…
Cinéaste humaniste à l’écriture délicate et minimaliste, Kore-eda excelle aussi dans la direction d’acteurs. Ici, il tire le meilleur d’une Juliette Binoche rapidement à fleur de peau, d’Ethan Hawke, le plus européen des comédiens américains, touchant en acteur de série télé alcoolique et paumé, réussissant aussi trois jolies silhouettes masculines avec Jacques, le cuisinier/amant de Fabienne, Pierre, l’ex-mari et Luc, l’homme à tout faire qui, après des années de présence discrète et attentive, décide de tirer sa révérence…
Pour interroger la vérité d’une famille, faire le choix d’une vérité cruelle ou d’un doux mensonge, Kore-eda peut s’appuyer sur une Catherine Deneuve lumineuse et épanouie, au sommet de son art. Dans le plaisir évident de jouer, Deneuve s’approprie cette Fabienne Dangeville qui se dit « mauvaise mère, mauvaise amie, bonne actrice » et lance, comme un défi, à Lumir : « Si toi, tu ne me pardonnes pas, le public, lui, me pardonne. » Le cinéaste a peaufiné pour Fabienne des répliques comme « Tout le monde peut être acteur aujourd’hui », « Je suis actrice. Je ne suis pas quelqu’un qui raconte la vérité toute nue » ou encore une (petite) vacherie sur Brigitte Bardot mais il perce aussi lentement la carapace d’une comédienne de plus en plus blessée qui, parlant de son métier, affirme : « J’ai toujours gagné ce combat parce que je supporte la solitude… »
Enfin ce film qui s’achève, dans l’arrière-saison parisienne, par cette réplique « Regardez comme le ciel est beau », fait la part belle au goût du réalisateur pour la nature et ses couleurs. Avec l’aide d’Eric Gautier, son directeur de la photographie, Kore-eda a voulu que le vert du jardin de la maison de Fabienne change de nuances avec l’approche de l’hiver, accompagnant les relations mère-fille et donnant des couleurs à ce moment de leurs vies.
LA VERITE Comédie dramatique (France – 1h57) de Hirokazu Kore-eda avec Catherine Deneuve, Juliette Binoche, Ethan Hawke, Clémentine Grenier, Manon Clavel, Ludivine Sagnier, Alain Libolt, Christian Crahay, Roger Van Hool, Laurent Capelluto, Jackie Berroyer. Dans les salles le 25 décembre.