Comme un grand puzzle dans la tête
Sans qu’il ait franchement disparu des écrans (on l’a vu naguère dans The Grand Budapest Hotel ou Birdman), Edward Norton n’était quand même plus totalement dans la lumière… Rien à voir en tout cas avec les films de la seconde moitié des années 90 lorsqu’il s’imposait à Hollywood avec ses personnages inquiétants ou franchement barrés. Que l’on songe ainsi à Peur primale (1996) où son fragile Aaron Stampler était accusé d’avoir sauvagement assassiné un archevêque ou encore à American History X (1998) où il était Derek Vinyard, un partisan de la suprématie blanche avide de vengeance meurtrière… Et l’on se souvient aussi de ses interprétations dans Fight Club (1999) ou, plus tard, dans L’incroyable Hulk (2007).
Eh bien, Edward Norton, 50 ans, est de retour sur le devant de la scène avec une superbe variation sur le film noir tel qu’il fleurissait à la grande époque du genre dans les années cinquante. On songe évidemment à des œuvres comme Gun Crazy de Joseph H. Lewis, Quand la ville dort de John Huston, Mystery Street de John Sturges, Sunset Boulevard de Billy Wilder, D.O.A. de Rudolph Maté, Dark City de William Dierterlé ou Mark Dixon, détective d’Otto Preminger… Autant de films qui ont en commun les décors de l’univers urbain, des « héros » ambigus, une fatalité omniprésente, des morts violentes et des destins quasiment toujours tragiques, souvent racontés en voix off…
Dans le New York des années 1950, Lionel Essrog est détective privé à l’agence L & L que dirige son mentor et unique ami Frank Minna. Un jour, alors qu’il est en couverture de Minna lors d’une rencontre avec d’inquiétants commanditaires, son patron est mortellement blessé. Désormais, pour Essrog, qui souffre du syndrome de Tourette, il s’agit de démêler les fils qui s’enchevêtrent dans sa tête, pour sauver l’honneur de celui qui le protégeait depuis l’orphelinat, à l’époque où les sœurs pensaient guérir Lionel par des coups. Avec de maigres indices (Minna a murmuré « Formosa » avant de mourir) mais grâce à son esprit obsessionnel, le privé va mettre à jour une énorme machination soutenue par les autorités municipales et mise en place par un bâtisseur sans scrupules qui affirme : « Je ne suis pas au-dessus de la loi. Je la devance… »
Réalisateur jusqu’alors d’un seul film (la comédie romantique Au nom d’Anna en 2000), Edward Norton avait depuis, près de vingt ans, le projet de porter au cinéma le roman Motherless Brooklyn (publié chez nous en 2003 sous le titre Les orphelins de Brooklyn aux éditions de L’Olivier) écrit en 1999 par le New-yorkais Jonathan Lethem. Quasiment inconnu de ce côté de l’Atlantique, Lethem est un auteur très en vue aux Etats-Unis. Norton s’est donc emparé d’un solide récit qui ne craint pas les échappées fantastiques pour signer un remarquable néo-polar autour d’un très beau personnage de privé. Comme dans le film noir classique, on a, au départ, un peu de mal à comprendre les tenants et les aboutissants de l’intrigue mais c’est sans importance puisque l’essentiel se situe surtout du côté de l’atmosphère et de péripéties qui entretiennent le suspense.
Avec son directeur de la photo, le Britannique Dick Pope (chef-op attitré de Mike Leigh), Edward Norton peaufine en effet (avec des images qui font parfois songer à Edward Hopper mais aussi à… Doisneau pour une simple flaque) un film qui fait la part belle aux clubs de jazz de Harlem et aux taudis de Brooklyn, aux rues de New York et aux grosses limousines, le tout dans une ambiance jazzy souvent nocturne qui ajoute un charme supplémentaire à cette aventure où, toujours dans la tradition, le privé est passé à tabac plus souvent qu’à son tour…
Au-delà de la magouille qui se dessine (vider les taudis de Brooklyn et surtout en chasser la population pauvre et noire pour réaliser de rentables opérations immobilières), Norton apporte un soin particulier à ses personnages, qu’ils soient simplement des silhouettes (le nervi géant, le trompettiste de jazz, les associés de Lionel à l’agence et bien sûr le toujours brillant Willem Dafoe en frère paria) ou alors Moses Randolph, entrepreneur tonitruant doublé d’un prédateur vulgaire (Alec Baldwin est excellent) qui n’est pas sans faire penser à un certain haut responsable politique américain. Ce qui ne dérange sans doute pas le cinéaste qui soutint naguère Barack Obama.
Et puis il y a, bien sûr, LA femme. La charmante Laura Rose (l’Anglaise Gugu Mbatha-Raw, vue dans la série d’espionnage Undercovers), moins fatale que mystérieuse que Lionel Essrog file dans les manifestations sociales, les rues et le métro avant de tomber (forcément !) sous son charme. Norton a aussi confié un beau personnage au cher Bruce Willis. Coiffé d’un feutre mou et l’œil plus pétillant que jamais, le héros de Die Hard est Frank Minna, détective dur à cuire doublé d’un sage.
Si le rôle est court, la performance de Bruce Willis est mémorable d’autant que la figure de Minna continue de planer sur tout Brooklyn Affairs.
Souvent interprète de personnages « dérangés », Edward Norton a gardé pour lui ce Lionel Essrog qui explique : « Tant que ça ne sonne pas juste dans ma tête, je ne peux pas m’arrêter » et avoue : « Une partie de mon cerveau vit sa vie ». Passant pour une bête de foire à cause de ce handicap qui lui permet de se souvenir de tout et l’amène à se surpasser, Lionel Essrog débite des formules incompréhensibles (« Frankie, Franchise, Franco » ou « Hôpital, Hospice, Hermétique »), des lapsus grossiers et ne contrôle pas toujours ses gestes… Solitaire mais pas victime, tourmenté mais intelligent, presque plus philosophe que détective, cet Essrog qui dit avoir un puzzle dans sa tête, est un loser idéaliste. Comme Harry Fabian, l’antihéros des Forbans de la nuit de Jules Dassin, il rêve d’une vie « Easy and plenty », plus facile simplement… Il la trouvera peut-être aux côtés de Laura Rose, celle qui, à l’instar de la mère de Lionel, a su poser sur sa nuque une main apaisante… Magnifique !
BROOKLYN AFFAIRS Film noir (USA – 2h24) de et avec Edward Norton et Bruce Willis, Gugu Mbatha-Raw, Alec Baldwin, Willem Dafoe, Bonny Cannavale, Cherry Jones, Michael K. Williams, Leslie Mann. Dans les salles le 4 décembre.