Une famille contre l’individualisme du monde
Avec Robert Guédiguian, on est en pays de connaissance et on sait précisément à quel type de cinéma on va se confronter. A l’instar d’un Pier Paolo Pasolini, véritable référence pour le cinéaste marseillais, plane dans son activité de metteur en scène (comme de producteur au sein d’Agat Films) l’idée utopique que l’art conscient de lui-même peut changer le monde sans que l’artiste lucide néglige d’intervenir directement dans le débat public…
Avec Gloria Mundi, Guédiguian poursuit donc dans cette veine lorsqu’il déclare : « Pour faire court, nous avons besoin de comédies et de tragédies à proportions égales pour continuer à nous questionner sur nos modes de vie et il faut plus que jamais en ces temps bouleversés continuer à nous questionner pour ne pas succomber à l’illusion que nos sociétés sont naturelles et qu’il y aurait là comme une fatalité. Tout ce qu’un siècle de luttes ouvrières avait réussi à faire entrer dans la conscience des hommes, en un mot la nécessité du partage, a volé en éclats en quelques années pour rétablir ce fléau mortel qu’est la volonté de chacun de posséder ce que les autres possèdent. »
Ceci posé, le 21e long-métrage de Robert Guédiguian (l’intégrale des 20 premiers films vient de paraître en dvd et Blu-ray chez Diaphana) nous fait entrer au cœur d’une modeste famille marseillaise à l’heure de la naissance de Gloria, le premier enfant de Mathilda et Nicolas… Comme les parents, les grands-parents sont aux anges mais Sylvie, la grand-mère, sait qu’il faut faire quelque chose pour que le bonheur soit plein, en l’occurrence prévenir de l’événement Daniel, son ex-mari et le père de Mathilda. Daniel finit de purger une longue peine de prison pour meurtre au Centre pénitentiaire de Rennes. Dès sa sortie, il revient dans la cité phocéenne pour rencontrer la petite Gloria. Mais le temps a passé, chacun a refait sa vie.
Ainsi Mathilda considère que c’est Richard, le mari de Sylvie, qui l’a élevée depuis son plus jeune âge, qui est son « père » et non Daniel, fraîchement accueilli…
Gloria Mundi s’ouvre par une séquence d’accouchement avec une succession de gros plans sur un nouveau-né. Mathilda a donné naissance à un beau bébé et c’est la joie dans la famille, le cinéaste estimant que tout enfant qui naît est la possibilité de rendre l’humanité plus glorieuse…
C’est justement cette famille recomposée que le cinéaste, tel un entomologiste chaleureux mais clairvoyant, va garder sous son microscope. Guédiguian filme sa ville, montre la Marseille des immenses tours de verre et des chantiers de construction mais aussi des tentes de migrants qui bordent les boulevards du côté de la Joliette. Et l’Estaque qui servit souvent de charmant décor ensoleillé aux films anciens, est une destination au fronton d’un bus…Et puis il porte une attention chaleureuse à Sylvie qui fait des ménages la nuit dans les tours ou sur de gros bateaux de croisière, à Richard, discret conducteur de bus, aux enfants aussi… Mathilda qui travaille dans un magasin de vêtements, Nico qui se décarcasse pour être un chauffeur Uber tiré à quatre épingles et disponible pour ses clients étrangers mais aussi Bruno et Aurore, la demi-sœur de Mathilda, qui tiennent un magasin d’achat-vente Tout Cash et veulent absolument réussir…
Tous, Guédiguian les observe tant dans l’intimité que dans leur manière de se battre dans une société qui ne s’intéresse guère à eux. Richard se fait prendre par la patrouille parce qu’il a téléphoné au volant de son bus. Sylvie se querelle avec ses collègues parce qu’elle ne veut pas faire la grève : « J’ai besoin de gagner de l’argent… » Mathilda, avec son stage précaire et Nico, frappé violemment par des taxis parce qu’il travaille pour Uber et privé de voiture à cause de ses blessures, se désespèrent de ne plus arriver à joindre les deux bouts… Mais Guédiguian ne fait pas d’angélisme. Si Mathilda se plaint, c’est parce que leur télé, « on dirait un timbre… » Et qu’ils n’ont même pas de scooter…
Et lorsqu’il évoque l’intimité des personnages, le cinéaste ne masque pas la réalité. Mathilda trompe Nico avec Bruno et celui-ci l’émoustille en lui montrant les vidéos pornos tournées avec Aurore…
Daniel, lui, occupe une place à part face à la famille, à l’intimité ou au travail, lui qui lâche : « L’essentiel, c’est d’aimer son métier. Je te dis ça, j’ai jamais travaillé de ma vie… » Mais ce même Daniel qui sera l’instrument de la fatalité.
Pour traiter cette histoire de famille et obtenir un saisissant effet de réalisme, Robert Guédiguian peut s’appuyer sur sa famille de cinéma. Epouse et muse, Ariane Ascaride a joué à 19 reprises dans les films de Guédiguian. Gérard Meylan (18 fois) et Jean-Pierre Darroussin (16 fois) sont des compagnons de toujours. Mais Robinson Stévenin (4 fois), Anaïs Demoustier (3 fois), Lola Naymark (3 fois) et Grégoire Leprince-Ringuet (2 fois) ont aussi trouvé leur place dans cette belle « famille ».
A chacun et à… Marseille, le cinéaste a construit un personnage singulier et riche. Richard (Darroussin) est un homme bien et qui est très touchant quand il dit à Sylvie qu’il est jaloux de la voir si souvent avec son ex-mari. Parfaite lorsqu’elle marche dans la grisaille d’une aube pesante, Ariane Ascaride (couronnée meilleure actrice à la Mostra de Venise) est émouvante quand elle livre les secrets de son passé de mère courage. Cassante, Mathilda (Anaïs Demoustier) est surtout parfaitement paumée. Et il en va de même de Nico (Stévenin) qui ne sait plus comment permettre à sa femme de survivre. Quant Grégoire Leprince-Ringuet et Lola Naymark (Bruno et Aurore), ils n’ont pas le beau rôle en jeunes entrepreneurs qui haïssent les « minables » et veulent être ces « premiers de cordée » chers à Macron… Lola Naymark a sans doute la scène la plus impressionnante de Gloria Mundi, celle où une femme entièrement voilée vient lui vendre un ustensile de cuisine. Elle lui propose une somme modique, réclame une carte d’identité et exige de voir le visage de sa cliente. Celle-ci, au bout d’un temps qui semble infini, écarte son voile et dévoile un beau visage sur lequel coule une larme…
Quant à Daniel (Meylan), le réalisateur a eu la belle idée de faire de cet ex-taulard, un… poète. Ses haïkus (La mort nous poursuit La vie nous rattrape Un certain temps) lui permettent de ne plus penser à rien quand il les compose…
En faisant référence à la locution latine Sic transit gloria mundi qui appartient au rituel d’intronisation des papes et est censée rappeler au nouveau souverain pontife qu’il n’est qu’un homme et qu’il doit se garder de tout orgueil et de toute vanité, le cinéaste évoque-t-il a contrario, ces humains laissés pour compte du système ? Ceux qui se sentent des moins que rien et dont l’orgueil est seulement de survivre dans un monde livré à l’individualisme forcené…
Montrer le monde tel qu’il pourrait être ou le montrer tel qu’il est, Guédiguian l’a souvent fait. Dans Gloria Mundi, beau film polyphonique, il nous émeut dans d’ultimes images tragiques sur lesquelles s’élèvent les accents déchirants et magnifiques de la Messe du requiem de Verdi par Toscanini.
GLORIA MUNDI Drame (France – 1h47) de Robert Guédiguian avec Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan, Anaïs Demoustier, Robinson Stévenin, Lola Naymark, Grégoire Leprince-Ringuet, Diouc Koma, Adrien Jolivet. Dans les salles le 27 novembre.