En plongée dans une banlieue sauvage
« Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs. » Si cette citation extraite des Misérables de Victor Hugo figure en bonne place dans le film de Ladj Ly, il ne faut cependant pas y chercher Jean Valjean, Cosette ou Gavroche, tout au plus un lycée Victor Hugo dans le quartier des Bosquets à Montfermeil…
Cette banlieue typique du 93 est l’unique décor du premier long-métrage de fiction d’un cinéaste originaire de cette ville de Seine Saint-Denis, à l’exception (notable) d’une grande séquence d’ouverture qui met en scène l’immense liesse populaire qui a marqué la capitale et ses habitants lors de la victoire, en juillet 2018, de l’équipe de France de football à la Coupe du Monde moscovite… Ce jour-là, sur fond de Marseillaise, les Français célébraient à l’unisson et dans une impressionnante ferveur, les Bleus de Deschamps.
Les Misérables apparaît alors d’emblée comme un film, non seulement sur les banlieues mais sur la France… « Parce qu’on est tous français, précise le cinéaste. Nous, on est nés ici, on a toujours vécu ici… À certains moments, certains nous ont dit que nous n’étions peut-être pas français, mais nous, on s’est toujours senti français. Je suis un peu plus vieux que les « microbes » du film et le 12 juillet 98 m’a marqué à vie. (…) C’est dommage qu’il n’y ait pas d’autres ciments du peuple mais en même temps, ces moments sont géniaux à vivre, et à filmer. Le film commence là-dessus, puis ensuite, retour à la réalité quotidienne moins reluisante, chacun retourne à sa place en fonction de sa couleur de peau, de sa religion, de son lieu d’habitation, de sa classe sociale… »
Ce retour au réel, Ladj Ly va brillamment l’orchestrer à travers l’aventure d’une équipe de la BAC, la Brigade Anti-Criminalité. Tout juste débarqué de Cherbourg, le brigadier de police Stéphane Ruiz arrive en RER à Montfermeil. En guise d’accueil, il se fait chambrer par ses deux coéquipiers qui le surnomment « Pento » à cause de ses cheveux gominés et l’entraînent dans un tour de ville en forme de guide « touristique » où il est question des « frères muzz » de la baisse du trafic de stupéfiants et de la montée de la prostitution nigériane…
De retour au commissariat, Ruiz aura droit à une présentation en règle par la patronne (étonnante prestation de Jeanne Balibar) qui décrit Chris, le chef d’équipe, comme un policier vif, réactif et sans doute un peu « explosif » avant d’insister sur le sens du devoir, l’esprit d’équipe et la cohésion. Et c’est Chris qui résume la solitude des policiers « face à la brutalité du monde qui nous entoure »…
La première demi-heure des Misérables est quasiment documentaire. On y voit le nouveau Ruiz avec Chris et Gwada, « Bacqueux » expérimentés, à l’œuvre. Ils sillonnent le quartier en voiture, observent, ici, un type classé S, là des « clandos », discutent avec les uns et les autres, bavardant presqu’amicalement avec un « ancien client » que Chris avait naguère envoyé en prison, passent voir « le maire du 93», surveillent les « Microbes » qui jouent sur les terrains vagues tandis que les Frères musulmans invitent les gamins à un goûter « suivi d’un petit discours » à la mosquée voisine… Mais d’emblée aussi, on mesure les tensions qui agitent les différents groupes du quartier.
C’est à travers le contrôle, à un arrêt de bus, de trois adolescentes suspectées d’avoir fumé du shit, que le film va prendre une dimension franchement dramatique. Une des filles sort son portable pour filmer le contrôle. Chris lui arrache le téléphone des mains et l’écrase au sol. Depuis les toits, le jeune Buzz filme les moindres faits et gestes avec son drone… Et puis, ce sont les Rois costauds et tatoués d’un cirque qui déboulent dans le quartier parce qu’on leur a volé un lionceau ! Très vite, le ton monte entre les forains et les nervis du « maire » tandis que Chris, Gwada et Ruiz tentent de s’interposer et de calmer tout le monde… Policier chevronné, Chris lâche : « On va le trouver… Ces abrutis ne peuvent pas s’empêcher de faire des conneries sans les poster sur les réseaux… » De fait, on verra bientôt le jeune Issa plastronner, sur Instagram avec Johnny, le lionceau dans les bras. C’est la recherche d’Issa qui va mettre le feu aux poudres.
Avec une caméra très mobile, un scénario musclé (Ladj Ly a écrit avec le chevronné Giordano Gederlini), un solide sens du rythme et des comédiens remarquables dans tous les rôles, Les Misérables va alors montrer comment une bavure (filmée depuis le ciel par le drone de Buzz) va avoir de sévères conséquences. On y voit un quartier se déchirer soudain entre différents groupes d’adultes et de jeunes adolescents de plus en plus incontrôlables et violents.
La bavure –un tir de flash-ball qui frappe Issa au visage- met aussi en évidence la grande solitude de « Bacqueux » complètement lâchés dans la nature en même temps qu’une impossible solidarité entre les policiers. Après le speech de la commissaire, on ne reverra d’ailleurs plus jamais ni les collègues policiers, ni même leurs locaux. Chris, Gwada et Stéphane sont simplement seuls sur le terrain et ils doivent constamment trouver des solutions qui n’en sont pas, notamment quand Chris veut à tout prix empêcher la diffusion des images filmées par le drone. Ainsi Chris qui clame « C’est nous, la loi » et hurle « Jamais, on s’excuse », s’emporte contre Ruiz parce qu’il le soupçonne de ne pas avoir l’esprit de corps et de vouloir balancer ses coéquipiers… Mais, comme le disait Renoir, « chacun a ses raisons ». Chris argumente en estimant que les images du drone vont provoquer de néfastes émeutes et se souvient d’autres, anciennes, qui n’avaient strictement rien apporté de bon au quartier. Un responsable des Frères musulmans, lui, constate : « Et si les jeunes avaient raison d’exprimer leur colère ! » tout en prophétisant : « Vous n’éviterez pas la colère et les cris… »
En immersion permanente dans la cité, shooté à l’adrénaline et constamment ancré dans une connaissance précise des problématiques de la banlieue tout en évitant de tomber dans un manichéisme sommaire, l’excellent Les Misérables (prix du jury à Cannes et peut-être représentant de la France aux Oscars) va connaître une « apothéose » digne des meilleurs films d’action américains.
Après le retour, le soir, de « Bacqueux » las et amers chez eux, ils retourneront sur le terrain, emportés dans un vrai combat de rue dans le huis clos d’une cage d’immeuble. D ‘un côté, trois flics assiégés, de l’autre une horde déchaînée d’adolescents capuchonnés et masqués de noir. Les charriots métalliques dégringolent dans l’escalier, les cailloux pleuvent, les fusées explosent tandis qu’Issa soulève un cocktail Molotov enflammé…
LES MISERABLES Drame (France – 1h 43) de Ladj Ly avec Damien Bonnard, Alexis Manenti, Djebril Zonga, Issa Perica, Al-Hassan Ly, Steve Tientcheu, Almany Kanoute, Nizar Ben Fatma, Raymond Lopez, Luciano Lopez, Jaihson Lopez, Jeanne Balibar, Omar Soumare, Sana Joachaim, Lucas Omiri. Dans les salles le 20 novembre.