Victor et les ardents souvenirs
« La pensée d’un homme, disait Albert Camus, est avant tout sa nostalgie ». Et si Nicolas Bedos était un incurable nostalgique ? Saint-Ex constatait : « La nostalgie, c’est le désir d’on ne sait quoi… » Le cinéaste de 40 ans a, lui, l’avantage de savoir où se conjugue sa nostalgie. C’est du côté du bon vieux cinoche !
Sexagénaire désabusé, Victor Drumond est au bout du rouleau. Il ne comprend plus rien à l’époque dans laquelle il vit. Lui, l’amoureux du papier –il a été un dessinateur de bandes dessinées de talent- n’a aucune envie, mais alors aucune envie, de se frotter aux portables, aux écrans, aux tablettes, au virtuel sous toutes ses formes.
Pourtant son existence va être bouleversée lorsque son fils, entrepreneur branché, lui offre un Voyage dans le temps. Victor n’a qu’à choisir l’époque dans laquelle il souhaite revenir et la société dirigée par un certain Antoine se charge de tout. D’abord réticent, Victor va se laisser emporter. Il choisit de revenir à ce jour de 1974 où, à Lyon, sur les banquettes du café La Belle époque, il a rencontré l’amour de sa vie. Désormais vêtu d’une tenue d’époque (ah, les cols pelle à tarte !) Victor entre dans le café et va s’installer à une table. Autour de lui, tout le monde fume et, derrière le bar, un serveur lui donne du « Salut, petit ! » Cependant Victor n’est pas vraiment dupe du décor dans lequel il se trouve, ni du fait qu’il est entouré de comédiens. Et d’ailleurs, le perroquet dans sa cage, est bien empaillé. Mais qu’importe, Victor prend goût au jeu, d’autant qu’il tombe sous le charme de la rousse Margot qui « incarne » celle qu’il aima follement…
La belle époque s’ouvre par un joyeux prologue dans le style un peu pompeux des superproductions Netflix! Nous voilà à la cour impériale de Napoléon III et Badinguet est plutôt du genre mal embouché tandis qu’autour du lui, on s’active à plaire à sa majesté. Le décor est ainsi planté de cette attraction d’un genre nouveau qui permet, en mélangeant artifices théâtraux et reconstitution historique, de replonger des clients dans l’époque de leur choix.
Avouant sa « peur pathologique de l’érosion des sentiments et de l’effacement des souvenirs », Nicolas Bedos signe un second long-métrage (après Monsieur et Madame Adelman en 2017) qui réussit avec aisance à mêler une ironie satirique et une mélancolie romantique. Sur le terrain de l’humour grinçant, le cinéaste passe allègrement à la moulinette le présent et son « e-convivialité », balançant, avec une bonne vanne, un grand coup de pied dans la connerie satisfaite des réseaux sociaux. Au cours d’une soirée, un convive conseille doctement « la thérapie du grain de café dans le rectum » ! Rien de tel pour la détox du colon…
Pour la mélancolie, c’est donc du côté du passé que Bedos s’en va tricoter un scénario habile où un type largué et désorienté, amer et fragilisé par l’usure de son couple, va accepter, quitte à tout perturber par ses exigences « amoureuses », la magie du cinéma pour reprendre goût à l’existence et d’une certaine manière renaître au présent. Joli coup de chapeau au bon vieux cinématographe des frères Lumière même si, évidemment, les entrepreneurs d’aujourd’hui ont l’impression, dans un emballement à la fois grotesque et pathétique, que la salle obscure et les images sur un écran ne sont plus suffisantes pour stimuler le spectateur…
« Jeune » metteur en scène, Nicolas Bedos prend clairement plaisir à passer du côté de la coulisse pour montrer l’envers du décor et l’artisanat du cinéma à travers le personnage d’Antoine, metteur en scène de ces reconstitutions qui le font cavaler d’un plateau à l’autre pour ici organiser la soirée d’une cliente fan de Marie-Antoinette, là peaufiner celle d’un amateur d’Ernest Hemingway… Réalisateur lui-même, Guillaume Canet prend un visible plaisir à camper ce réalisateur excessif, stressé, odieux avec ses comédiens, omnipotent (à une collaborateur qui lui demande s’il se prend pour Dieu, il lance : « je suis scénariste ! ») et néanmoins malheureux lorsqu’il se torture en se demandant si Margot ne serait pas un peu sensible au charme d’un Victor évidemment énamouré.
Avec une image aux lumières très travaillées, une bande musicale élégante, La belle époque s’appuie aussi sur des dialogues ciselés par un auteur qui fut chroniqueur à la télé, à la radio et dans la presse écrite avec des punchlines (« T’es vivant depuis trop longtemps ! ») mais aussi des références au Musset d’On ne badine pas avec l’amour avec la fameuse tirade de Perdican (*)
En orchestrant le miroir entre deux couples, le film repose beaucoup sur ses interprètes. Doria Tillier est une Margot rayonnante de charme sensuel. Pierre Arditi ou Denis Podalydès ont des seconds rôles amusants. Et puis Bedos offre un vrai beau personnage à Fanny Ardant en Marianne, épouse qui ne supporte plus son Victor de mari. Elle est parfaite en psy du net, portant le soir un casque de réalité virtuelle, crachant sa méchanceté et prête à devenir une femme au bord de la crise de nerfs… par peur de sombrer et de mourir.
Enfin Daniel Auteuil est épatant en type dépassé par une époque technologique, qui se noie dans le présent et se réjouit finalement de passer par la case de la fiction et de la mise en scène pour revenir dans ce passé dont les codes le rassurent et le protègent…
Même s’il rend grâce à la beauté et à la force des souvenirs, Nicolas Bedos ne tombe cependant pas dans le « C’était mieux avant… » Bien sûr, Victor va y récupérer un peu de considération, voire de désir et adhérer à nouveau au présent. Mais c’est à Marianne que le cinéaste confie le soin de remettre les chères années soixante-dix –« ce cendrier géant »- à leur place lorsqu’elle constate toutes les lacunes sociales et intellectuelles des seventies! Elle rappelle que la liberté était toute relative, que les femmes pouvaient se faire violer en toute impunité mais qu’elles n’avaient pas le droit d’avorter…
« Le temps passe, vous savez ! » dit-on dans La belle époque. Mais on le savoure avec un plaisir jubilatoire.
LA BELLE EPOQUE Comédie dramatique (France – 1h55) de Nicolas Bedos avec Daniel Auteuil, Doria Tillier, Guillaumet Canet, Fanny Ardant, Denis Podalydès, Pierre Arditi, Michael Cohen, Jeanne Arènes, Bertrand Poncet, Bruno Raffaelli, Lizzie Brocheré, Christiane Millet. Dans les salles le 6 novembre.
(*) « Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais s’il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux, mais on aime. Et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : j’ai souffert souvent, je me suis trompé quelques fois, mais… j’ai aimé. C’est moi qui ait vécu, et non pas un être factice crée par mon orgueil et mon ennui. »