La grande misère des petits boulots
« Je ne pensais pas que ce serait si dur ! J’ai l’impression que tout part en vrille ! » Et pourtant, il en avait rêvé, Ricky Turner, d’être son propre patron… Parce que des boulots, il en a fait beaucoup, de la plomberie et du carrelage, des jardins et même des tombes… « Mais j’avais toujours quelqu’un sur le dos… » Par contre, il n’a jamais connu le chômage, ce gros bosseur toujours prêt à se décarcasser pour les siens…
Avec Sorry We Missed You, le vétéran Ken Loach est de retour sur le grand écran. Et on avoue volontiers qu’on le retrouve, année après année, avec le même bonheur qu’un Woody Allen. Evidemment, pas dans le même registre…
Car le cinéma de Loach, depuis toujours, braque le projecteur sur les petites gens, les travailleurs, les sans-grades, les anonymes, ceux qui ont du mal à joindre les deux bouts, qui se saignent aux quatre veines et pour lesquels le bonheur, la prospérité ou simplement une existence décente n’est toujours pas au bout du chemin…
Alors, c’est vrai, on peut se dire que ce cinéma-là n’a rien de romanesque, ni de divertissant. Pour un peu, il nous déprimerait franchement. Mais c’est oublier la grande qualité du cinéma de Loach. Le cinéaste de 83 ans n’a pas son égal pour saisir l’humanité vibrante de ses personnages. Sans jamais les angéliser, il les capte dans leur vie quotidienne et exprime une authentique compassion pour eux…
Après Moi, Daniel Blake (qui lui valut, en 2016, sa seconde Palme d’or à Cannes), le chômeur atteint d’une grave maladie cardiaque qui tente d’aider une mère célibataire de deux enfants, le metteur en scène anglais nous convie à suivre l’un de ses « cousins » en galère. Ricky Turner, la quarantaine rouquine, habitant de Newcastle, en a donc marre des petits jobs mal payés. Et si la révolution numérique était la solution à ses problèmes ? Le voilà donc qui se présente chez PDF, soit Parcels Delivered Fast!, où il est recruté comme chauffeur-livreur. Maloney, son responsable, lui tient un séduisant discours : « Tu ne travailles pas pour nous, tu travailles avec nous ! Tu es maître de ton destin. Comme pour tout ici, c’est toi qui choisit ! »
En attendant, Abby, la femme de Ricky, va être contrainte de vendre sa voiture, pour permettre l’achat de la camionnette de livraison et… s’endetter encore un peu plus…
Comme toujours aussi, c’est avec son habituel complice, le scénariste Paul Laverty, que Loach a conçu un film qui s’appuie sur un gros travail de recherches et de documentation pour aborder un sujet où il est question de technologie moderne : « La technologie la plus en pointe, explique le réalisateur, se trouve dans la cabine du chauffeur, dictant les itinéraires, permettant au client de savoir exactement où se trouve le colis qu’il a commandé et son heure d’arrivée estimée. Il arrivera – s’il s’agit d’un ‘’suivi’’, comme ils appellent ça – dans un créneau d’une heure. Le consommateur est chez lui à suivre le parcours de ce véhicule dans tout le quartier. C’est un équipement hautement sophistiqué, avec des signaux qui rebondissent sur un satellite, quelque part. Le résultat est qu’une personne se tue à la tâche dans une camionnette, allant d’un point à un autre, de rue en rue, se démenant pour répondre aux exigences de cet équipement. La technologie est nouvelle, mais l’exploitation est vieille comme le monde. » Et elle va mettre à mal le fragile équilibre d’une famille.
Pourtant, Ricky, Abby et leurs deux enfants ne sont pas des losers paumés. Ce sont des Working Poor, des travailleurs pauvres qui se sont multipliés partout en Europe depuis la crise de 2008 et plus spécialement dans le Royaume-Uni gouverné par les néo-libéraux du parti conservateur…
A travers la descente aux enfers de Ricky Turner, piégé par les mirages de l’auto-entreprenariat, Loach et Laverty dressent le constat accablant de la flexibilisation du marché du travail et son corollaire, la précarisation de milliers de foyers.
Si Sorry We Missed You évoque largement les contrats « zéro heure » (qui ne comporte aucune indication d’horaires ou de durée minimum de travail) ou la fameuse « ubérisation » spécialement marquée dans le secteur des services avec Uber, Amazon, Airbnb ou Booking, il n’oublie pas d’en faire du… cinéma.
A tour de rôle, sans oublier de glisser quelques notations bien vues (l’échange entre Ricky fan de Manchester United et un client, supporter des Magpies de Newcastle, est savoureux) Loach va s’attacher à dresser le portrait des quatre membres de la famille Turner. Voici donc Ricky dans sa camionnette, rageant parce qu’il est pris dans les embouteillages, courant dans d’interminables coursives, pestant contre les ascenseurs en panne ou contre le client qui ne veut pas sortir sa pièce d’identité pour récupérer le colis avec son portable… Et, toujours, « enchaîné » à son scanner –son « gun » dans le jargon des livreurs- qui le bippe et le trace, l’empêchant même de pisser. Histoire quand même d’être le type qui fait son chiffre. Et puis il y a Abby, l’épouse avec un cœur gros comme ça, qui bosse dans l’aide à domicile, qui prend des bus pour aller d’une mamie à une autre et qui s’épuise à la tâche, même si elle tient à une règle d’or : « les traiter comme ma mère ».
Liza Jane, la petite dernière, est plutôt bonne à l’école mais elle voudrait que ses parents (qu’elle réveille à 23h30 lorsqu’ils dorment, crevés, sur le canapé devant la télé) cessent de s’engueuler. Passionné de graffitis et adolescent complètement en rébellion, Seb, lui, file un mauvais coton entre l’exclusion temporaire du lycée et le rappel à l’ordre de la police après un larcin. Mais lui aussi aimerait bien que ça aille mieux dans sa famille…
Quant à Maloney, le responsable du dépôt de PDF, il fait songer à Jean Renoir lorsqu’il faisait dire à Octave dans La règle du jeu (1939) : « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons ». Persuadé d’être le « roi des salauds » qui concentre la haine, la colère, les angoisses des livreurs, il menace Ricky d’un carton rouge parce qu’il lui bousille ses statistiques en passant d’employé modèle à enfoiré de première. Alors quand Ricky réclame une semaine de repos pour s’occuper de son fils…
Après avoir vu Sorry We Missed You, on regarde un peu différemment la personne munie de son « gun » -merci de signer sur le petit écran- qui vient livrer un paquet ou encore sa boîte aux lettres occupée par le colis envoyé par Nespresso (pub gratuite), livraison en 48h… Car Loach a bien posé la question : Ce système est-il viable ? Et il interroge : « Veut-on vraiment un monde dans lequel les gens travaillent avec une telle pression, des répercussions sur leurs amis et leur famille, ainsi qu’un rétrécissement de leur vie ? Ce n’est pas l’échec de l’économie de marché, c’est au contraire une évolution logique du marché, induite par une concurrence sauvage visant à réduire les coûts et à optimiser les bénéfices. Le marché ne se préoccupe pas de notre qualité de vie. Ce qui l’intéresse, c’est de gagner de l’argent, et les deux ne sont pas compatibles. Les travailleurs à faibles revenus, comme Ricky et Abby, ainsi que leur famille, en paient le prix. »
Là, non, on ne parle plus de cinéma.
SORRY WE MISSED YOU Comédie dramatique (Grande-Bretagne – 1h47) de Ken Loach avec Kris Hitchen, Debbie Honeywood, Rhys Stone, Katie Proctor, Ross Brewster, Charlie Richmond, Julian Ions, Sheila Dunkerley. Dans les salles le 23 octobre.