Le sourire sanglant du clown triste
« Je ne veux plus me sentir aussi mal ! » Ah, c’est une évidence, Arthur Fleck n’est pas bien dans sa peau…Type infiniment solitaire perdu dans le dédale des rues de Gotham City, le malheureux Arthur vogue aux limites de la folie. Et personne ne peut rien pour lui. Ni l’employée des services sociaux qui le reçoit régulièrement mais ne lui apporte aucune aide, ni sa vieille mère, dans l’appartement de laquelle il vit. Car la pauvre Penny survit dans l’illusion de revoir, un jour, Thomas Wayne, puissant tycoon, chez lequel elle servit autrefois…
Avec Joker, Todd Phillips a frappé un joli coup à la dernière Mostra de Venise, raflant le Lion d’or au nez et à la barbe de pointures comme Kore-eda (La vérité), Atom Egoyan (Guest of Honor), James Gray (Ad Astra), Polanski (J’accuse), Lou Ye (Saturday Fiction) ou Soderbergh (The Laundromat)… Mais point cependant de hold-up : Joker est un sacré film, l’un des meilleurs de cette année! On pourrait même dire s’il n’y avait ça et là quelques (brefs) temps morts dans le récit, que c’est du vrai cinéma d’auteur alors même que le réalisateur américain s’inscrit, avec son scénario, aux marges de l’industrie super-héroïque. Dans la lignée des origin-story, Joker raconte, en effet, la naissance du pire ennemi de ce super-héros entre tous qu’est Bruce Wayne, alias Batman, l’homme qui décida de purger Gotham City de sa redoutable pègre…
Surtout connu jusque là pour des comédies potaches comme Road Trip (2000) ou la trilogie à succès Very Bad Trip (2009-2013), Todd Phillips réussit, avec Joker, une œuvre noire et impressionnante en prenant rapidement ses distances avec la saga Batman. Même si les amateurs seront sans doute heureux de voir Bruce Wayne gamin aux côtés de parents promis à un sort funeste… Car ce qui passionne clairement le cinéaste new-yorkais de 48 ans, c’est d’embarquer le spectateur dans la lancinante folie d’Arthur Fleck. Vivotant en jouant les clowns sur les trottoirs pour faire la publicité d’un magasin, il est victime de petits voyous qui lui volent sa pancarte (avec un prémonitoire Tout doit disparaître) avant de le rouer de coups et de le laisser pour quasi-mort. Alors, lorsqu’un de ses collègues de misère lui met un revolver entre les mains, Arthur va se retrouver sur une redoutable pente. Désormais, la folie d’Arthur Fleck a trouvé une arme pour exprimer son mal-être.
Pour tenter de trouver un sens à sa vie, Arthur, que sa mère surnomme Happy, aimerait faire carrière dans la comédie et plus spécialement dans le stand-up. Hélas, ses tentatives ne sont guère couronnées de succès. Et son rire aussi tonitruant qu’inquiétant n’arrange rien. Or, comme il le montre parfois sur une petite carte, ce rire douloureux est la conséquence de son handicap et de troubles neurologiques. Tout va se gâter lorsque Murray Franklin, un célèbre animateur de Late Show qu’Arthur admire beaucoup, se moque de lui en passant dans son émission la vidéo d’une prestation peu convaincante de Fleck dans un petit cabaret… Mais la vidéo d’Arthur a amusé les spectateurs du show et Franklin décide d’inviter Fleck sur le plateau de son émission…
A travers le portrait d’un citoyen lambda qui traîne sa peine dans une ville sans joie, Todd Phillips se confronte à l’essence du Mal et interroge la limite entre un comportement de doux-dingue quand même angoissant et la pulsion criminelle. Car, désormais armé et le visage grimé, le clown Fleck va faire le ménage dans une rame de métro où trois crétins enquiquinent une passagère. De là à ce que ce clown vengeur devienne le héros des « anti-riches » -« tous ceux que le système ignore »- qui se lancent, grimés à leur tour en clowns, dans des émeutes urbaines, il n’y a qu’un pas. Dans sa tête malade, Arthur entend sa voisine dire : « Trois salauds de moins. Il en reste un million à éliminer ».
Dans Joker, on apprécie autant des séquences d’action très enlevées (le métro, la fuite de Fleck dans les rues avec la police à ses trousses, l’émeute finale) que ces haletants moments sur le fil entre la réalité et les rêves de Fleck qui s’imagine, par exemple, mener une romance avec sa charmante voisine de palier. Mais, évidemment, c’est le magnifique travail d’acteur de Joaquin Phoenix qui est, ici, sidérant. Depuis son rôle de Commode dans Gladiator (2000), on savait l’acteur de 44 ans capable de puissantes performances, que ce soit dans Walk the Line (2005) où il est un épatant Johnny Cash, La nuit nous appartient (2007) en « mauvais » fils proche de la pègre russe, The Master (2012) en ancien combattant alcoolique obsédé par le sexe, L’homme irrationnel (2015) où Woody Allen lui confie un professeur de philo bedonnant et en pleine crise existentielle, A Beautiful Day (2017) où il joue un ancien marine tueur à gages bien fêlé ou encore Les frères Sisters (2018) de Jacques Audiard avec encore un tueur westernien…
Avec son Joker, classé deuxième plus grand méchant dans l’histoire de la bande dessinée, Joaquin Phoenix rejoint sur le podium Jack Nicholson, le Joker du Batman (1989) de Tim Burton et Heath Ledger, le Joker du Dark Knight (2008) de Christopher Nolan. Pour son interprétation, Ledger avait obtenu, à titre posthume, l’Oscar du meilleur second rôle. Gageons que Phoenix pourrait bien aller récupérer, de son vivant, la précieuse statuette aux Oscars de 2020.
Omniprésent à l’image, souvent filmé en très gros plan, « écrasé » dans des escaliers par une caméra en plongée ou brièvement en contre-plongée avançant sur une rare lumière, Phoenix réussit à être bouleversant et totalement flippant l’instant d’après. Emacié, le dos courbé, les flancs creux et la peau sur les os (le comédien a perdu 25 kilos pour le rôle), son Fleck a un profond regard tourmenté et tragique qui fait de lui un frère en désespérance violente de Travis Bickle, l’ancien marine du Taxi Driver (1976) de Scorsese. Et ce n’est sans doute pas un hasard si Phillips a confié à Bob de Niro le personnage de Murray Franklin, un animateur assez proche de celui joué par Jerry Lewis dans La valse des pantins (1983), film dans lequel De Niro incarnait, lui, un type qui rêvait d’une carrière de comique !
« C’est comme si personne ne me voyait jamais », se plaint Arthur Fleck, perdu dans une pathétique solitude urbaine. Mais quand son Joker entre en action, il peut murmurer : « J’existe et les gens commencent à s’en rendre compte ». Tandis que le Joker dessine un sourire de sang sur sa bouche, c’est alors un (délicieux ?) frisson qui nous parcourt l’échine !
JOKER Thriller fantastique (USA – 2h02) de Todd Phillips avec Joachin Phoenix, Robert de Niro, Zazie Beetz, Frances Conroy, Brett Cullen, Bill Camp, Glenn Fleshler, Leigh Gill. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 9 octobre.