Marianne, Héloïse et le feu du désir
Tandis que les fusains d’une demi-douzaine de jouvencelles craquent sur les cartons, leur professeur s’étonne de voir l’une de ses toiles accrochée dans le fond de l’atelier. Parce qu’elle le trouve beau, une élève l’a sorti de la réserve et interroge : « C’est vous qui l’avez peint ? Quel en est le titre ? »
C’est cette professeure que l’on retrouve sur une barque secouée par une mer houleuse au large de la côte bretonne. Comme l’une de ses caisses de toiles est tombée à la mer, elle s’est jetée, toute habillée, à l’eau pour la repêcher… Trempée et frissonnante, elle se retrouve sur une grève. C’est en haut de la falaise, que l’attend son destin…
Construit dans un vaste flash-back, Portrait de la jeune fille en feu raconte, en 1770, l’aventure de Marianne. Elle est une peintre reconnue et appréciée qui doit réaliser le portrait de mariage d’Héloïse, une jeune femme qui vient de quitter un couvent de bénédictines. Rebelle, Héloïse entend bien résister à ce destin d’épouse qui doit l’amener du côté de Milan. Pour cela, elle refuse de poser. Marianne devra donc la peindre en secret et à son insu. Introduite auprès d’elle, Marianne va jouer, à la demande de la comtesse, mère d’Héloïse, le jeu de la dame de compagnie. Ainsi, entre landes et falaises, au gré de promenades, elle pourra observer son modèle.
On ne va couper les poils pubiens en quatre, comme le dit assez crûment Woody Allen dans l’excellent Un jour de pluie à New York, actuellement à l’affiche (lire la critique sur ce site). Non, on ne va pas. Et on le dit tout net, Portrait de la jeune fille en feu est le film plus sensuel, voire le plus érotique qu’on a eu l’occasion de voir depuis un petit moment…
Présenté en compétition au dernier Festival de Cannes, Portrait de la jeune fille en feu est le quatrième long-métrage de Céline Sciamma après Naissance des pieuvres (2007), Tomboy (2011) et Bande de filles (2014) et le premier en costumes.
L’action de Portrait… se situe en effet au XVIIIe siècle et, précisément, dans l’univers de femmes peintres dont on connaît quelques noms (Elisabeth Vigée Le Brun, Artemisia Gentileschi pour les plus célèbres) mais dont la cinéaste déplore qu’on a longtemps oublié la véritable ébullition artistique féminine de la seconde moitié du XVIIIe siècle avec des peintres faisant carrière, à la faveur notamment de la mode du portrait.
Même si Céline Sciamma a apporté un soin particulier aux magnifiques costumes réalisés par Dorothée Guiraud ou encore à ses décors (l’austère bâtisse qui abrite la comtesse, Héloïse et la servante Sophie est « dans son jus »), elle avait moins le souci de la reconstitution historique que l’idée première de faire un film d’amour.
La grande force de Portrait de la jeune fille en feu, c’est qu’il renouvelle le sujet dans un 7eart qui a longtemps et presqu’exclusivement produit un regard masculin sur la femme et ses tourments ou ses pulsions amoureuses. Avec l’aventure sensuelle de Marianne et Héloïse, voici donc un regard féminin qui s’applique à parler des vertiges du désir dans l’égalité du couple et sans rapport de domination…
Si Portrait… a obtenu, sur la Croisette, le prix du scénario, ce n’est que justice tant le propos, ici, est riche. On y évoque le rapport à l’art, tout à fait vital pour ces personnages isolés, et la manière dont la peinture mais aussi la littérature et la musique leur permettent de faire place aux émotions. Le film trouve aussi une dimension contemporaine dans les séquences où le scénario, écrit par Céline Sciamma, parle de la grossesse non désirée de Sophie la servante (Luana Bajrami au minois vermeerien) , et de ses tentatives pour avorter…
Mais évidemment le cœur du film est constitué par la lente mais irréversible découverte sentimentale et sexuelle de Marianne et d’Héloïse. Dans une succession de plans-séquences qui favorisent une voluptueuse chorégraphie des regards, les deux femmes vont se humer, se rapprocher, se frôler, s’apprivoiser, se toucher enfin. Avec l’appui de Claire Mathon, la directrice de la photo dont on avait déjà remarqué le travail dans L’inconnu du lac (2013) d’Alain Guiraudie ou Mon roi (2015) de Maïwenn et en attendant Atlantique de Mati Diop dans les salles le 2 octobre, la cinéaste donne, à cet instant, des images aux cadres dépouillées mais empreintes d’une sensualité impressionnante. Alors même que les comédiennes semblent se tenir dans une raideur presque hiératique, passe une puissance érotique somptueuse faite de trouble et de vertige. Les mots sont alors rares mais l’intensité est omniprésente jusqu’à ce « Vous avez connu l’amour ? Qu’est-ce que ça fait ? » lancé par Héloïse qui en éprouve déjà les fièvres à venir…
Avec de multiples références au clair-obscur cher à Georges de la Tour ou à Henri Fantin Latour, aux paysages romantiques et tourmentés de Füssli ou de David Caspar Friedrich mais aussi au drame d’Eurydice, Portrait de la jeune fille en feu, qui s’offre aussi quelques échappées fantastiques avec un superbe fantôme blanc, met en scène une jeune femme solitaire et surtout en colère qui va éclore dans le regard amoureux de son peintre… Marianne quête la grâce d’Héloïse sur la toile (ah, le beau moment où elle efface le visage du modèle dans une torsion de chiffon qui laisse une trace digne de Francis Bacon) et la rencontre dans une passion heureuse, malheureuse mais jamais coupable. Alors que Céline Sciamma filme, avec douceur, quelques étreintes physiques, on se souvient soudain de Kechiche et des séquences sexuelles de La vie d’Adèle (2013) et on se dit qu’il y a un monde entre les deux.
Ecrit pour Adèle Haenel (dont c’est la troisième collaboration avec Céline Sciamma), Portrait de la jeune fille en feu orchestre, avec Héloïse et Marianne, un séduisant duo de belles trentenaires. Marianne est superbement incarnée par une Noémie Merlant omniprésente à l’écran. Vue naguère dans Le ciel attendra (2016) et Curiosa (2019), la comédienne apporte à son personnage une beauté grave et sombre qui s’épanouit en contrepoint de la blondeur d’une Adèle Haenel qu’on avait vu loufoque dans En liberté ! (2018) et déjantée dans Le daim (2019). La voilà en amante éprouvant l’urgence du désir avant de bientôt interroger : « Quand sait-on que c’est fini ? »
Portrait de la jeune fille en feu, qui n’a pas recours à la musique sinon celle diégétique, est riche enfin de multiples notations. Comme ce petit autoportrait dénudé de Marianne tracé sur la page 28 des Métamorphoses d’Ovide lu par Héloïse. Longtemps après la fin de leur complicité amoureuse, Marianne, dans un salon, croisera un autre portrait d’Héloïse, avec une enfant et, en détail dans un recoin de la toile, un livre entrouvert à la page 28… Emouvant et troublant comme l’ensemble de ce Portrait de la jeune fille en feu.
PORTRAIT DE LA JEUNE FILLE EN FEU Drame (France – 2h) de Céline Sciamma avec Noémie Merlant, Adèle Haenel, Luana Bajrami et Valeria Golino. Dans les salles le 18 septembre.