Deux moi pour faire un soi
Métro boulot, dodo… Pas vraiment rigolote, la vie à Paris, surtout lorsque la solitude est présente. Dans le métro, les passagers ont la mine lasse, l’air absent, le regard ailleurs, les écouteurs vissés sur les oreilles, les mains agrippées aux barres… Alors, aux premières images de Deux moi, on se demande tout bonnement si le nouveau Klapisch ne va pas être un tout petit peu plombant…
Mais non car le réalisateur de la trilogie à succès que fut L’Auberge espagnole (2002), Les poupées russes (2005) et Casse-tête chinois (2012) est un excellent conteur. Et qui, de plus, retrouve, ici, son décor, ce Paris qui est sa ville natale, qu’il n’avait plus scruté depuis… Paris en 2008. Alors Klapisch dresse un portrait du Paris d’aujourd’hui à travers l’histoire de deux célibataires à l’heure des réseaux sociaux. Et la question posée est simple : La solitude est-elle toujours la même ? Qu’en est-il du besoin d’amour à l’heure du téléphone portable et des applis comme Facebook, Twitter, Grindr, Tinder, Instagram, Happn et on en passe…
Comme on l’entend dans Deux moi avec la belle C’est l’histoire d’un amour (1958) chantée par Gloria Lasso,
C’est l’histoire d’un amour, éternel et banal
Qui apporte chaque jour tout le bien tout le mal
Avec l’heure où l’on s’enlace, celle où l’on se dit adieu
Avec les soirées d’angoisse et les matins merveilleux,
Klapisch observe le long parcours, parfois chaotique, qui mène, peut-être, à une rencontre. Et c’est même une manière de suspense qui s’installe dans cette aventure simple, sans cascades, sans explosions et sans fusillades, où le cinéaste ausculte cet état mystérieux qui existe avant qu’on tombe amoureux.
Voilà, d’un côté Rémy qui bosse dans un vaste entrepôt façon Amazon, bientôt promis à la robotisation. De l’autre, Mélanie qui travaille comme chercheuse dans un laboratoire. Ces deux trentenaires solitaires sont voisins mais ils ne se connaissent pas. Ils se croisent parfois au supermarché oriental Sabbah ou chez le pharmacien lorsque l’une vient demander un médicament parce qu’elle dort trop et l’autre une potion parce qu’il dort trop mal…
Avec son ami de lycée Santiago Amigorena, complice d’écriture sur cinq ou six de ses films, Cédric Klapisch a écrit un bon scénario pour mettre en scène cette histoire simple autour des petits traumatismes qui flinguent les gens ordinaires. « Deux moi, dit le cinéaste, essaye de raconter comment on peut aller mieux. Forcément c’était important que les personnages aillent mal au départ. L’époque fabrique beaucoup de malaise, de burn out et de dépression. Ça me paraissait important d’affronter cette « normalité » moderne. » Car si les traumatismes sont à priori petits, pour ceux qui les vivent, ce sont de grandes blessures. Mais Klapisch a eu la judicieuse idée de vraiment rester « petit », de s’attacher aux choses minuscules du quotidien. « Se faire larguer, avoir une promotion, se faire offrir un chat par la voisine, prendre un cours de danse, aller à l’épicerie. Dans ce film, dit encore le réalisateur, vous ne verrez que des choses qui paraissent insignifiantes. Mais attention, minuscule et insignifiant ça ne veut pas forcément dire la même chose et ça ne veut pas dire inintéressant, au contraire ! » En somme, avec Deux moi, Klapisch entre dans l’univers de Georges Perec et de l’« infra ordinaire ». Et c’est justement cela qui rend son film attachant.
En suivant Rémy et Mélanie –qu’il filme volontiers à leurs fenêtres voisines regardant le Paris du 18eet du 19earrondissements- le cinéaste va leur faire rencontrer deux psychothérapeutes qu’ils consultent parce qu’ils ne sont pas bien, qu’ils ont le sentiment de devoir mettre des mots sur leurs souffrances. Pour ces séances de psy, Klapisch n’a pas eu besoin d’aller trop loin pour se documenter. Sa mère, auquel le film rend hommage, était psychanalyste. La psy de Mélanie lui glisse qu’elle a le droit d’être amoureuse et heureuse tout en remarquant que l’usage des réseaux sociaux accentue, au fond, énormément les problèmes individuels. De fait, le réseau social ne fabrique pas que du lien social. Voir systématiquement la vie des autres mise en scène et « embellie » par chacun, fabrique inévitablement de la paranoïa et du manque de confiance en soi chez les plus isolés ou les plus fragiles…
En travaillant avec la jeune directrice de la photo Elodie Tahtane, Klapisch a souhaité donner à Deux moi, son 13elong-métrage, une allure stylisée qui repose sur des éléments qui pourraient appartenir à une forme de néoréalisme poétique nourri de Renoir, Lang ou Carné… Pour mener son affaire à bien, le cinéaste peut aussi s’appuyer sur deux comédiens pour lesquels il a écrit les personnages. Il retrouve ainsi Ana Girardot et François Civil déjà réunis dans Ce qui nous lie (2017) et les accompagne d’une jolie galerie de seconds rôles comme Camille Cottin, la psy de Mélanie (« Il ne suffit pas d’avoir compris le problème pour pouvoir le régler, le problème » ou encore « Il faut deux moi pour faire un soi »), François Berléand, le psy de Rémy ou encore le savoureux Simon Abkarian en épicier plein de bons conseils… Pierre Niney apparaît dans une scène et on apprécie aussi Eye Haïdara, vue dans Le sens de la fête, très cash en « rendez-vous manqué » de Rémy. Enfin Klapisch a aussi filmé Renée Le Calm, Parisienne de 100 ans, disparue après le tournage, qui participa comme figurante ou actrice à six de ses films dont Chacun cherche son chat.
Autour de deux personnages qui dépriment, Cédric Klapisch a réussi un film heureux. Il fallait le tenter. On savoure avec plaisir.
DEUX MOI Comédie dramatique (France – 1h50) de Cédric Klapisch avec Ana Girardot, François Civil, Camille Cottin, François Berléand, Simon Abkarian, Eye Haïdara, Rebecca Marder, Jeanne Areyes, Candice Bouchet, Brune Renault, Quentin Faure, Paul Hamy. Dans les salles le 11 septembre.