Les peurs de Virginia et les désirs de Vita
« Je veux qu’elle m’aime ! » Un cri du cœur et aussi l’expression d’un puissant désir… Dans l’Angleterre, plutôt coincée, de la fin du 19esiècle, Vita Sackville-West est un personnage haut en couleurs. Epouse, mère de deux fils, cette écrivaine reconnue est aussi une aristocrate qui passe pour complètement dépravée aux yeux, notamment, de sa mère (Isabella Rossellini) qui représente sans doute le regard de la bonne société de son époque… Cette femme élégante et décidée va jeter son dévolu sur Virginia Woolf, de dix sa cadette… Mais autant Vita dévore goulument la vie, autant Virginia est une femme vulnérable, facilement déstabilisée, doutant de son génie. A la seconde, les peurs, à la première les fantasmes…
C’est sous le signe de l’écriture et, plus spécifiquement, de l’imprimerie que s’ouvre Vita & Virginia. Voici, en effet, sous le plafond bas des ateliers de la maison d’édition de Leonard Woolf, le mouvement régulier de la machine qui imprime les pages des ouvrages d’une Virginia Woolf qui s’enferme volontiers dans la pièce du fond. Une grande croix tracée à la craie sur la porte indique que l’auteur de La chambre de Jacob (1922) est au travail et qu’il convient de ne la déranger sous aucun prétexte… C’est pourtant bien ce que fera l’impétueuse Vita, décidée à la fois à rencontrer Virginia et aussi à se faire éditer…
Réalisatrice de Burn Burn Burn en 2016, la Londonienne Chanya Button (qui a consacré son mémoire de fin d’études à la correspondance et aux essais de Virginia Woolf) signe, ici, sa seconde mise en scène en adaptant une pièce d’Eileen Atkins et en s’intéressant à une aventure érotique autant que littéraire qui va faire fi des conventions sociales comme des mariages respectifs de Vita et Virginia.
Nous sommes en 1922 et Virginia Woolf, qui est déjà une écrivaine reconnue, est littéralement fascinée par Vita, mondaine libre et extravagante mais aussi, à ses heures, secrète et timide, dont Virginia constate aussi, avec dépit, qu’elle vend bien mieux qu’elle ses écrits.
Vita & Virginia a été voulu par la cinéaste comme un instantané de la période la plus intense de la relation entre les deux femmes, le moment où Virginia s’ouvre à sa propre sexualité, comment son rapport au corps et au sexe évolue au contact de l’insaisissable Vita.
Si on associe souvent Virginia Woolf à la fragilité avec le souvenir de son suicide en 1941 ou de ses luttes permanentes contre des démons d’ordre émotionnel ou psychologique, Chanya Button saisit et cristallise au contraire une période de grande force chez cette femme qui va utiliser son intelligence hors du commun pour digérer et surmonter une expérience dont tout le monde disait qu’elle la conduirait à sa perte…
Dans la première partie du film, on a presque envie de dire que la balle est dans le camp d’une Vita qui mène la barque de la conquête d’une Virginia qu’elle fera irrésistiblement succomber à la puissance de son désir… Et puis le film bascule lorsque Virginia, face aux frasques déroutantes de Vita et à la crise qu’elle provoque, met en œuvre son génie littéraire pour créer une œuvre prodigieuse. Ce sera, en 1928, le fameux Orlando, l’un des textes les plus célèbres de Woolf. Une biographie fantasmée dans lequel on trouve en creux l’esquisse de sa relation avec Vita. Avec cet Orlando qui a la force de l’homme et la grâce de la femme, Virginia Woolf reprend la main et sublime son attirance par une écriture vécue comme une extase. Orlando lui permet en effet de s’infiltrer littéralement dans Vita, de saisir le désir de la chair et l’attrait de l’esprit. Avant de constater, in fine, qu’Orlando sera toujours seul. Ce qui n’empêchera pas Nigel, le fils de Vita, de définir Orlando comme « la plus longue et la plus charmante lettre d’amour de la littérature ».
Si à cause des tenues ou des chapeaux-cloches, Vita & Virginia a des allures de « film d’époque », le ton, lui, est contemporain avec une relation passionnelle entre deux femmes très en avance sur leur temps. Et l’univers du Bloomsbury Group (qui regroupe des intellectuels et des artistes comme les peintres Duncan Grant ou Vanessa Bell), dans lequel évolue Virginia et Leonard Woolf, est libéral, progressiste et débridé.
Si Vita & Virginia est évidemment un film lesbien, deux hommes y apparaissent pourtant de manière intéressante, même si ce sont des personnages secondaires. Il s’agit bien des maris légitimes des amantes. Harold Nicolson, l’époux de Vita qui lui donne du « voisin », tait sa bisexualité pour ne pas nuire à sa carrière de diplomate un rien snob et redoute le scandale potentiel des passades de Vita. Pour sa part, Leonard Woolf, écrivain, éditeur, fondateur de Hogarth Press et militant politique est un mari aimant, soucieux de l’équilibre de sa femme, qui souffre de voir la vulnérabilité de Virginia exposée à la fougue de Vita…
Pour rendre compte de cette passion qui, en dépit des orages de la jalousie, apporta à Vita et Virginia le bonheur d’une tendresse et d’une réciprocité, toujours renaissante, de désirs, Chanya Button a choisi une forme composée, face caméra, d’abondants champ/contrechamp souvent en gros plan tandis que se déroule, en voix off, un dialogue qui puise dans la correspondance de Vita et Virginia. Cette forme pourrait, à terme, paraître un peu pesante mais elle est heureusement contrebalancée par une sensualité bienvenue. Les deux comédiennes ne sont pas étrangères à cela. L’Anglaise Gemma Arterton, qu’on a aimé aussi bien dans Tamara Drewe (2010) que dans Gemma Bovery (2014), est une Vita intrépide et transgressive capable de distiller un amour corrosif duquel Woolf dira : « Rose brillant, une grappe de raisin, une perle suspendue… Il y a sa maturité et sa lourde poitrine : elle navigue toutes voiles dehors en haute mer, tandis que je flotte et dérive dans les marécages… » Face à elle, l’Australienne Elizabeth Debicki, vue naguère dans Les veuves (2018) en braqueuse de hasard, apporte à la reine des lettres anglaises, sa ligne gracile. Pourtant, Chanya Button réussit à ne pas statufier la figure de Virginia Woolf et Elizabeth Debicki, jusque dans des séquences fantastiques de plantes envahissantes et de corbeaux hitchcockiens inquiétants, parvient à faire passer la sensibilité d’une femme presque espiègle, amatrice de ragots mondains et se montrant même aguicheuse lorsqu’elle écrit, dans sa correspondance, « Si je te voyais me donnerais-tu un baiser ? Si j’étais au lit, est-ce que tu me – »
Quand une liaison intellectuelle reposant sur une admiration réciproque, devient une fameuse relation charnelle même si Virginia ne peut s’empêcher de s’interroger : « Est-ce que je te connais mieux qu’avant ? »
VITA & VIRGINIA Comédie dramatique (Grande-Bretagne – 1h50) de Chanya Button avec Gemma Arterton, Elizabeth Debicki, Isabella Rossellini, Rupert Penry-Jones, Peter Ferdinando, Emerald Fennell, Gethin Anthony, Rory Fleck Byrne, Karla Crome, Adam Gillen, Ralph Partridge. Dans les salles le 10 juillet.