Un monde sans Beatles est-il concevable?
Quelque part, vers les côtes du Suffolk, dans la province anglaise, c’est à dire au milieu de nulle part, Jack Malik chante pour une poignée de copains, dans quelques bars peu fréquentés et sous une tente annexe d’un festival estival… Autant dire qu’il a peu de chances de faire carrière dans la chanson. Et d’ailleurs, le brave Jack, magasinier malmené dans un supermarché, n’y croit pas plus que cela. Moins sans doute que la douce Ellie, prof de maths, amie d’enfance et manager bénévole de cet auteur-compositeur-interprète sans avenir pour lequel elle fond, muettement, d’amour…
Et voilà qu’une énorme panne de courant touche la planète entière. La lumière s’éteint partout pendant douze longues secondes. Plus qu’il n’en faut pour que, dans le noir complet, un gros autobus envoie le cycliste Jack à l’hôpital. La barbe de hipster a disparu, deux dents aussi dans un gentil sourire mais toujours la main d’Ellie sur la sienne pour le réconforter. Comme sa guitare a été hachée menue dans la collision, Jack s’en voit offrir une nouvelle par ses copains. Et il est prié de chanter… Ce sera le mythique Yesterday. Que tous les copains trouvent simplement magnifique. Mais lorsque, plutôt éberlué, Jack glisse que c’est un titre des Beatles, personne ne semble connaître les légendaires Fab Four…
Se précipitant sur son ordinateur, Jack googlise Beatles et n’obtient, pour réponse, que beetle, soit scarabée. John, Paul, George et Ringo ont été effacés des tablettes de la pop mondiale ! Fils d’une famille indienne d’Angleterre, Jack Malick serait-il désormais le seul dépositaire de l’œuvre immense et géniale des Quatre de Liverpool ?
Ce début vous dit quelque chose ? Normal ! C’est aussi ainsi que commence Jean-Philippe, le film que réalise, en 2006, Laurent Tuel. Le cinéaste français y raconte l’aventure de Fabrice (Fabrice Luchini) admirateur inconditionnel de Johnny Hallyday. Incompris par sa femme Babeth et sa fille Laura, il passe une soirée bien arrosée dans un bar et rentre chez lui en chantant ses airs préférés dans la rue, ce qui lui vaut un violent coup de poing au visage par un riverain agacé par le bruit. Lorsqu’il se réveille à l’hôpital, Fabrice se rend progressivement compte qu’il est dans un monde parallèle où Jean-Philippe Smet n’est jamais devenu « l’idole des jeunes ». Pire, personne n’a jamais entendu parler de Johnny Hallyday…
Danny Boyle ne fait pas référence au film de Tuel dans le dossier de presse de Yesterday. Ce qui, après tout, n’a que peu d’importance. Car le cinéaste s’inscrit d’abord dans le créneau de la comédie romantique anglaise. Ce n’est pas un hasard car c’est Richard Curtis, auteur déjà de Coup de foudre à Notting Hill (1999), Le journal de Bridget Jones (2001) ou Love Actually (2003) qui signe le scénario, donnant à son aventure ce bon mélange de charme et d’humour so british. Le tout, mâtiné d’une petite touche de mélo. « A ce stade, soupire un Jack dépité, je ne percerai jamais. Il faudrait un miracle ». Forcément, il survient !
Après deux récents biopics plutôt admiratifs (Bohemian Rhapsody et Rocketman), Boyle se fend, avec Yesterday, d’une uchronie qui ne l’est pas moins. Un monde sans les Beatles serait-il concevable et même supportable ? Jack se fait donc le chantre merveilleux (au sens de l’inexplicable) de l’œuvre de John, Paul, George et Ringo. Evidemment, la production n’était pas imaginable sans l’accès aux chansons des Beatles. Paul et Ringo et les héritiers de John et George ont autorisé Boyle à utiliser une douzaine de titres fameux allant de Let it Be à Hey Jude en passant par Help ou Back into the USSR. Au total, on entend des extraits d’une vingtaine de chansons dont un usage final de Ob-la-di Ob-la-da plutôt réussi…
Auteur du speedé Trainspotting (1996), du dicapriesque La plage (2000), de l’apocalyptique 28 jours plus tard, de l’oscarisé Slumdog Millionaire (2008) ou de l’hystérique Trance (2013), le cinéaste anglais sait mener un récit et lui donner le rythme adéquat. Ici, il met l’accent sur l’irrésistible ascension d’un jeune type vers une gloire fondée sur une forme évidente d’imposture mais tout aussi évidemment enivrante. Une ascension qui s’accompagne d’une charmante romance, longtemps contrariée, avec une next door girl qui a les traits mignons de Lily James… Quant au sympathique et souriant Himesh Patel, pour son premier grand rôle au cinéma (il était surtout connu pour la série culte anglaise EastEnders), il hérite d’un beau personnage résolument romantique.
C’est du côté des multiples petites notations qui émaillent le récit que l’on apprécie le sens de l’humour du tandem Curtis/Boyle. Dans une ambiance sixties habilement restituée, Yesterday montre Malick se cassant la tête pour retrouver les paroles des chansons des Beatles, notamment celles d’Eleanor Rigby ou croisant un couple bizarre qui lui apporte un sous-marin jaune et regrette de chanter faux. La dent est plus dure quand le film évoque l’univers de la production et du marketing artistique. On sourit volontiers quand le White Album (1968) est jugé aujourd’hui un peu trop… blanc ou quand le patron de la maison de disques trouve qu’il y a trop de mots dans le titre Sergent Pepper ou qu’il ne voit pas l’intérêt de la photo sur la pochette du disque Abbey Road (1969). On cultive un rien de nostalgie quand Malick retourne à Liverpool (dont l’aéroport ne se nomme plus John Lennon) et erre du côté de Penny Lane ou de Strawberry Fields… Enfin on savoure le portrait acerbe de Debra, l’agent américaine de Malick qui se régale d’avance d’avoir à gérer l’artiste le plus rentable de l’histoire de la chanson. Kate McKinnon, humoriste américaine, membre du fameux Saturday Night Live, est parfaite en garce absolue.
Enfin, Boyle crayonne aussi la tendance contemporaine à tout googliser… En cherchant les Beatles, Malick ne trouve que le scarabée mais ses recherches sur Sgt Pepper l’amène à poivron, celle sur cigarette à un village français, Coke à… Escobar et John Paul, George et Ringo à Jean-Paul II… Par contre, Pepsi existe toujours. Un petit placement de produit en passant ?
Yesterday est un feel-good movie dans toute sa splendeur ! Un exégète des Beatles n’a-t-il pas comptabilisé le nombre de fois où le mot amour apparaît dans les chansons du groupe. Ce mot y est, semble-t-il, plus souvent utilisé que dans la… Bible. All you need is Love ! Voilà un film pour nous le rappeler.
YESTERDAY Comédie dramatique (Grande-Bretagne – 1h56) de Danny Boyle avec Himesh Pratel, Lily James, Ed Sheeran, Kate McKinnon, Joel Fry, James Corden, Meera Syal, SanJeev Bhaskar, Sophia Di Martino, Alexander Arnold, Justin Edwards, Sarah Lancashire. Dans les salles le 3 juillet.