Les chômeurs, les riches et un jeu (très) dangereux
Ah, il n’est pas vraiment sympa, l’univers de la famille de Ki-taek ! Parasite s’ouvre sur un plan de chaussettes qui sèchent devant un soupirail, seule ouverture d’un sous-sol crasseux où se baladent des bestioles… Un travelling vertical et on découvre Ki-woo, le fils de la famille qui lâche : « C’est la merde ! » De fait, cela concerne surtout le wifi qu’il ne capte plus tandis que, depuis la cuisine, la mère prend des nouvelles de…Whatsapp. Si l’endroit est sinistre, la cocasserie pourtant s’installe avec une « course » au réseau que Ki-woo et sa sœur Ki-jung finiront par retrouver, quasiment perchés sur les toilettes…
On a compris que Ki-taek et les siens sont dans la mouise. Et le montage de boîtes en carton pour la compagnie de pizzas voisine ne suffit pas à la survie de ces chômeurs au long cours. Lorsque Min, un ami étudiant de Ki-woo, lui parle de la richissime famille Park et de leur fille Da-hye qui a besoin de cours particuliers d’anglais, l’univers de nos chômeurs semble soudain s’éclairer… « S’occuper de gosses de riches, ça paye bien ! » affirme Min, qui a de toute façon une idée derrière la tête. Le premier, Ki-woo, devenu Kevin, va s’introduire chez les Park. Beaux quartiers, pelouse parfaite, superbe maison d’architecte, gouvernante impeccable, on est loin du gourbi où croupissent Ki-taek et sa famille. Et comme la diaphane et superficielle Mme Park semble d’une insondable naïveté, Kevin obtient le job. Qu’importe, si les diplômes qu’il présente sont des faux ! D’autant que Kevin se défend : « Ce ne sont pas des contrefaçons, j’ai juste imprimé mes diplômes universitaires par avance… » Bientôt, Kevin évoquera une certaine Jessica (qui n’est autre que sa sœur) grande spécialiste en art-thérapie, tout à fait à même de canaliser la « folie » du jeune Da-song, le petit dernier des Park…
On n’en dira pas plus. A Cannes, le réalisateur de Parasite disait, dans le traditionnel dossier de presse : « Aujourd’hui, quand des personnes attendent avec impatience un film, elles s’éloignent de leurs sites d’actualité habituels, et règlent le volume de leurs écouteurs de manière à ne plus entendre les échos des spoilers. Elles préfèrent ne pas savoir. Parasite n’est évidemment pas le type de film qui repose uniquement sur son twist final. (…) Malgré tout, je persiste à croire que n’importe quel cinéaste désire que son public puisse vivre pleinement les différents rebondissements de l’histoire, quelle que soit leur importance, et qu’il soit happé par toutes les émotions qu’ils génèrent. » Dont acte.
On savait depuis Jean Renoir et La règle du jeu (1939) puis avec Robert Altman et son Gosford Park (2001) que les grands bourgeois vivent dans les pièces d’apparat alors que la domesticité exerce ses talents dans les sous-sols. Aux maîtres français et américain, on peut désormais adjoindre l’excellent Bong Joon Ho qui contribue, à sa manière, à cette réflexion sociétale…
Avec Parasite (기생충 en coréen), Bong Joon Ho signe son septième long-métrage et arrive, cette fois, en pleine lumière grâce à une Palme cannoise, amplement méritée et remportée dans un contexte 2019 spécialement relevé. Il n’en demeure pas moins que le cinéaste sud-coréen de 49 ans est loin d’être un inconnu pour les cinéphiles. Pour tous les autres, c’est carrément le moment de le découvrir !
Dès son second « long », il frappait fort avec le désormais culte Memories of Murder (2003), un thriller impeccable et implacable, véritable réflexion sur le Mal à travers l’enquête sur un violeur tueur en série menée par deux policiers très dissemblables. Le metteur en scène s’est ensuite frotté à la science-fiction avec The Host (2006) vu à la Quinzaine des réalisateurs cannoise puis avec Le transperceneige (2013), deux variations brillantes sur le genre. En 2009, dans le cadre d’Un certain regard à Cannes, on avait aussi apprécié un Bong Joon Ho sensible et touchant avec Mother, odyssée d’une mère décidée à prouver que son fils, déficient mental léger, n’est pas l’auteur du meurtre pour lequel il est en prison. Enfin, en 2017, il donnait Okja, film fantastique entre burlesque et merveilleux.
Réussissant la (difficile) conjonction du cinéma populaire et du film d’auteur, Parasite est à la fois un magnifique exercice de style et une profonde réflexion, dans un subtile dosage d’humour, de suspense et d’émotion, sur une société, certes coréenne, dévorée par les inégalités, qui fonctionne mal parce que le seul point de convergence entre les classes tourne autour de l’emploi… « Aujourd’hui, dit Ki-taek, pour un poste d’agent de sécurité, 500 universitaires postulent… »
« Pour des personnes issues de milieux différents, explique le cinéaste, cohabiter n’est pas chose facile. C’est d’ailleurs de plus en plus vrai dans un monde où les relations humaines fondées sur les notions de coexistence et de symbiose se délitent, et où chaque classe sociale devient parasitaire pour les autres. Au milieu d’un tel monde, qui pourrait pointer du doigt une famille qui lutte pour sa survie en les affublant du nom de parasites ? » Dans cette « comédie sans clowns », dans cette « tragédie sans méchants », Bong Joon Ho observe ceux qui étaient peut-être des amis, des voisins, des collègues et qui ont été poussés vers le précipice.
Dans Parasite (dont le titre est teinté d’humour), on pourrait faire un inventaire à la Prévert avec une grosse pierre magique, une petite culotte, un fantôme enfantin, un gâteau à la crème, une tente d’Indiens, trois chiens de manchon, un bunker secret, du duvet de pêche, une garden-party, un couteau de cuisine, des signaux en morse, une pluie battante, des eaux qui montent, des lignes à ne pas franchir et des odeurs sui generis qui pourraient bien mener au drame…
Fortement axée sur des personnages de grands frapadingues envoyant des dialogues savoureux et décalés, cette fable sociale qui mélange avec brio les genres et fait aussi songer à Affreux, sales et méchants (1976), Théoreme (1968) ou la très massacrante Cérémonie (1995) de Chabrol (auquel le réalisateur rendit hommage en recevant sa Palme) repose sur un casting irréprochable mené par Song Kang Ho (Ki-taek), grande star coréenne, déjà présente dans Memories et The Host.
Allègre, noir, cruel, vertigineux, imprévisible, mystérieux, drôle, terrifiant, triste, bouffon, vénéneux, violent, déroutant, timbré, métaphorique, voilà des qualificatifs qui conviennent tous à une œuvre impressionnante qui laisse entendre que tout cela va mal finir…
PARASITE Thriller (Corée du Sud – 2h15) de Bong Joon Ho avec Song Kang Ho, Lee Sun Kyun, Cho Yeo Jeong, Choi Woo Shik, Park So Dam, Chang Hyae Jin, Jung Ziso, Lee Jeong Eun, Jung Hyeon Jun. Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs. Dans les salles le 5 juin.