Sibyl (Virginie Efira), une analyste
qui retourne à l’écriture. DR

Si Almodovar vient de donner, avec Douleur et gloire, une belle œuvre intime, douloureuse mais finalement plutôt apaisée, c’est du côté de la Française Justine Triet qu’il faut chercher le portrait d’une femme au bord, sinon de la crise de nerfs, du moins d’un vertigineux abîme…
Sibyl a laissé derrière elle une carrière de romancière pour se reconvertir dans la psychanalyse. Mais le désir d’écrire revient en force et, malgré les « conseils amicaux » d’un lecteur d’une maison d’édition, elle décide, non sans mal, de quitter la plupart de ses patients. Tandis que Sibyl cherche l’inspiration en scrutant la page blanche de son ordinateur, son téléphone sonne à répétition. Au bout du fil, une femme en pleurs qui murmure « Je me sens mal » et réclame de l’aide. Jeune comédienne en détresse, Margot supplie Sibyl de la recevoir. Alors qu’elle surfe sur le net en quête d’un fait-divers qui pourrait être le point de départ de son roman, Sibyl refuse. Avant de changer d’avis, mesurant peut-être qu’il y a, dans le drame de Margot, une matière hautement romanesque… De fait, alors qu’elle est plein tournage, l’actrice vient de découvrir qu’elle est enceinte de l’acteur principal du film qui, de plus, est en couple avec Mika, la réalisatrice… Fascinée, Sibyl va tendre l’oreille et… enregistrer en secret le dilemme passionnel rapporté par Margot.
Tandis qu’elle s’apprête à transgresser toutes les règles de son métier d’analyste, Sibyl sait qu’elle tient, à travers la parole de sa patiente, son roman. Mais elle va aussi replonger dans le tourbillon addictif de son passé. Lorsqu’enfin Margot implore Sibyl de la rejoindre à Stromboli pour la fin du tournage, tout s’accélère à une allure vertigineuse…
C’est 2013, avec son premier long-métrage La bataille de Solférino qu’on avait découvert Justine Triet. Le film était une bonne comédie où, le 6 mai 2012, jour du second tour de l’élection présidentielle, une journaliste (l’excellente Laetitia Dosch) était tiraillée entre son boulot sur une chaîne d’information en continu et la visite impromptue de son ex-compagnon et père de ses deux filles… Puis, en 2016, la cinéaste de 40 ans, séduisait le grand public avec Victoria qui racontait les drôles d’aventures de Victoria Spick, une jeune avocate en pleine tourmente, tant professionnelle que sentimentale…

Sibyl
et son ex-compagnon (Niels Schneider). DR

Après ces deux premiers films présentés à Cannes dans des sections parallèles, Justine Triet atteint, cette année, la consécration avec une sélection officielle, en compétition, pour Sibyl où la cinéaste retrouve Virginie Efira qui interprétait Victoria…
Si La bataille… et Victoria étaient des comédies bien faites, elles n’avaient pas, de loin, la densité de ce double portrait qu’est Sibyl. En confrontant deux destins de femmes, Justine Triet livre en effet une œuvre complexe, parfois même déroutante dans le suivi du récit, mais qui aborde, avec brio, toute une série de thèmes et de motifs comme la maternité, la filiation, la création, le couple, l’amour-passion, la crise à mi-chemin de la vie, le double, la gémellité, la reproduction des névroses… On le voit, la cinéaste ne craint pas le trop-plein. Cependant son sujet central concerne la manière dont on traite la question de ses origines : « Comment on fait tout pour les oublier, et comment elles réapparaissent brutalement. C’est un film sur l’identité, les racines. D’où je viens, qui je suis, qu’est-ce que j’ai fait, est-ce que je peux me réinventer ? Il y a l’origine de l’enfant de Sibyl, celle du livre, mais aussi celles de Margot, qui semblent la hanter. »
Si vertige il y a, c’est bien parce que cette Margot en détresse apparaît vite à Sibyl comme son miroir inversé. De la même manière que Sibyl a essayé de se construire contre ses peurs, contre sa mère, contre l’alcool pour fuir ses origines avant de tenter de se réinventer dans l’écriture, Margot, issue d’un milieu modeste qu’elle déteste, voit dans le cinéma le moyen de lutter contre ce « quelque chose de sale qui est en elle ». La comédienne lance : « On ne peut pas se construire sur de la merde » tandis que Sibyl rétorque : « On ne se construit que sur la merde ». Et c’est dans la rencontre avec Margot que Sibyl va trouver un départ dans le délire fictionnel qui ouvre aussi un vertige sur elle-même et la laisse en pleine crise…

Margot (Adèle Exarchopoulos),
une actrice en perdition. DR

Construit en deux grandes parties, un « Dix mois plus tard » et un bel épilogue sur fond d’amour maternel, Sibyl, rythmé par le Fever de Peggy Lee et le standard I Feel Like A Motherless Child, étonne d’abord par une écriture brillante où Justine Triet entre très vite au cœur le plus intense des différentes séquences, quitte à étirer le propos d’un plan à l’autre sans qu’il y ait forcément de cohérence temporelle. Lorsqu’enfin Sibyl rejoint Margot sur l’île éolienne de Stromboli pour la « coacher » et servir de permanent intermédiaire entre sa patiente, Mika la réalisatrice et plus encore Igor, le comédien et père de l’enfant que Margot n’a pas gardé, tout s’exacerbe. Le ton devient quasiment satirique pour décrire un tournage  et les relations infernales entre Mika et Margot, la première constatant : « Si on n’avait pas tant tourné déjà, je te pulvériserai ! » Justine Triet s’offre même une petite séquence de pure comédie avec le tournage des claques portées à répétition par Margot à Igor…
Pour Sibyl, cette arrivée dans l’univers du cinéma, c’est la bascule dans un univers de fantasmes où plus rien n’est réel, ni normé, où tout est plus violent, plus fort aussi. Clairement à l’aise dans le registre, Justine Triet joue la carte de la lumière et de l’espace au large de la Sicile et on songe parfois, sur le sable noir, à un autre Stromboli (1950) qui marqua une autre romance amoureuse, celle de Roberto Rossellini et d’Ingrid Bergman.

Mika (Sandra Hüller) dirige Margot
et Igor (Gaspard Ulliel). DR

Avec Virginie Efira, dans l’un de ses meilleurs rôles, Justine Triet trouve, au-delà de la complice de Victoria, une excellente comédienne qui s’est totalement abandonnée pour incarner Sibyl. Présente dans quasiment tous les plans, l’actrice belge, vue récemment dans Le grand bain et Continuer et qu’on attend dans Benedetta, le sulfureux nouveau Verhoeven, est tour à tour défaite et rayonnante, larguée et pugnace. Elle est aussi entourée de comédiens de talent comme Gaspard Ulliel, Laure Calamy, Paul Hamy, l’Allemande Sandra Hüller (qui fut l’excellente Inès Conradi de Toni Erdmann) en cinéaste prête à tout passer par-dessus bord et bien sûr une Adèle Exarchopoulos, « rescapée » de Kechiche, parfaite en jeune actrice gracieuse mais à la dérive et vampirisée par sa thérapeute-coach-romancière.
Après une mise en œuvre peut-être un peu confuse, Sibyl réussit à séduire en nous emportant dans les arcanes troubles et fascinantes de la création et de la manipulation…

SIBYL Comédie dramatique (France – 1h40) de Justine Triet avec Virginie Efira, Adèle Exarchopoulos, Gaspard Ulliel, Sandra Hüller, Laure Calamy, Niels Schneider, Paul Hamy, Arthur Harari, Adrien Bellemare. Dans les salles le 24 mai.