David dans le regard des autres
Et si tout le cinéma n’était qu’une affaire de regard ? En tout cas, celui de David, le personnage central d’Une part d’ombre, nous poursuit un bon bout de temps. Que peut-on y lire ? Que doit-on y lire ? Une incroyable force de dissimulation ou une peur pathétique ? Celle d’un homme accusé d’un crime qui se demande s’il n’arrivera jamais à se sortir d’une implacable nasse ? Ou celle d’un criminel habile à se refermer sur lui-même dans la négation de son méfait ?
Auteur, réalisateur (il a signé des courts-métrages, des docu-fictions et des documentaires), producteur de plus de 40 films dont les premiers de son compatriote Joachim Lafosse, Samuel Tilman, 44 ans, livre, avec Une part d’ombre, son premier long-métrage de fiction. Le film qui sort en plein Festival de Cannes et ne craint donc pas de jouer la carte de la contre-programmation, est une intéressante variation sur le polar…
Père de famille comblé, David a une femme qu’il aime, deux enfants adorables, une bande de potes soudée. Au retour de leurs dernières vacances, David est interrogé par la police dans le cadre d’un meurtre. Rapidement, l’enquête établit qu’il n’est pas irréprochable. Même si son meilleur ami et son avocat le soutiennent, le doute se propage dans son entourage…
Plus que le crime et l’enquête qui en résulte, c’est, ici, la question de l’image que l’on a de l’autre qui est centrale. Et qui embarque le spectateur dans son interrogation, distillant un état de doute qui se prolonge à travers tout le film. Car Samuel Tilman ne raconte pas comment un « coupable » manipule son entourage, ni ne détaille un drame qui montre comment un « innocent » est jugé à tort. A ces deux pistes qui font l’ordinaire de bien des polars, le cinéaste substitue une voie alternative. Pendant tout le film, chaque geste de David, chaque regard, chaque intonation, chaque hésitation peuvent ainsi été interprétés à charge ou à décharge. Ainsi, l’existence même de David, constamment observé, devient potentiellement suspecte.
A travers le titre de son film, Samuel Tilman évoque la part d’ombre de ce David à la fois ambigu et humain, forcément complexe. Car il a menti et trompé sa femme mais c’est aussi un type normal et un enseignant sympathique. Mais dès lors que le soupçon pèse sur lui, que la part du non-dit affleure, tout le contexte familial et amical (hormis, Noël, l’ami fidèle) se dérègle. Et, au seul personnage qui n’appartient pas à ces deux cercles, en l’occurrence Marco, l’avocat, David pose la question : « Demande-moi si je suis coupable ? »
Une part d’ombre joue bien des plans larges des paysages de la forêt vosgienne qui, en flash-back, apportent la dimension d’une diffuse mais toujours présente menace. Mais on peut se dire aussi que jogger tout seul au milieu de nulle part est, de toute façon, flippant… De l’autre côté, Tilman travaille le quotidien et le présent dans des gros plans et une proximité spatiale qui permet de mettre en scène la manière dont tous ceux qui entourent David l’observent et le jaugent/jugent sans cesse. Et ainsi, partagé entre le redoutable « tu es avec moi ou contre moi ? », le groupe social va imploser en réglant ses comptes…
Enfin le cinéaste peut s’appuyer sur une solide distribution composée de comédiens que l’on ne connaît pas forcément mais qui composent fort bien l’entourage amical de David. Un David auquel, on l’a dit, Fabrizio Rongione apporte une impressionnante présence. Tour à tour mutique et combatif, détruit et agressif, son David ne cesse d’interpeller le spectateur pour mettre ses certitudes à l’épreuve. Ami depuis l’université avec Tilman, compagnon de route des frères Dardenne (Rosetta, L’enfant, Le silence de Lorna, Deux jours, une nuit, Le gamin à vélo), on a aussi vu l’Italo-Bruxellois de 46 ans dans la série Un village français (2008-2013) dans laquelle il incarnait Marcel Larcher, ouvrier de scierie et militant du PC clandestin. Dans Une part d’ombre, il partage la tête d’affiche avec sa compatriote Natacha Régnier (Julie, l’épouse bafouée) qui fut, elle, découverte à Cannes en 1998 lorsqu’elle remporta le prix d’interprétation dans La vie rêvée des anges d’Erick Zonca.
Une part d’ombre n’est peut-être pas un film à recommander à ceux qui s’apprêtent à s’élancer dans un jogging en forêt. Mais à tous les autres, absolument !
UNE PART D’OMBRE Drame (Belgique/France – 1h34) de Samuel Tilman avec Fabrizio Rongione, Natacha Régnier, Baptiste Lalieu, Myriem Akheddiou, Christophe Paou, Yoann Blanc, Steve Driesen, Erika Sainte, Naïma Ostowski, Jules Galland. Dans les salles le 22 mai.
RENCONTRE Samuel Tilman : « Entre le soupçon et le doute… »
Tandis qu’il répond aux questions, le regard de Samuel Tilman s’évade brièvement sur le lac de Gérardmer… Peut-être le paysage vosgien lui rappelle-t-il les forêts d’Alsace où il a tourné nombre de scènes d’Une part d’ombre, le thriller qu’il est venu, en avril dernier, présenter en avant-première aux Rencontres du cinéma géromoises : « Je cherchais effectivement une région montagneuse sauvage. J’ai trouvé mon bonheur du côté du lac Vert ainsi qu’au Schiessrothried, au pied du Hohneck. Je voulais un décor de lac avec quelques maisons autour… Par ailleurs, on a tourné des scènes de procès à Strasbourg… » Le cinéaste belge, né à Ixelles, un quartier de Bruxelles, avoue qu’il est fan de montagne et qu’il avait un temps songé à tourner à Chamonix : « Mais, comme dans l’intrigue, il est question de footing, ça correspondait mieux aux Vosges. » Les comédiens ont rejoint les lieux de tournage en minibus : « Le groupe existait comme s’ils partaient ensemble en vacances alors qu’ils ne se connaissaient pas auparavant ! »
Avec Une part d’ombre, Samuel Tilman ne souhaitait pas s’inscrire dans le polar classique avec son enquête policière : « L’idée, c’était de montrer un groupe social qui implose. Et l’enjeu de l’écriture, c’était de faire en sorte qu’on ne saura jamais si le personnage de David est coupable ou pas. Et alors que l’enquête policière se déroule par ailleurs, chacun va se mettre à régler ses comptes… Et ce que je voulais avant tout, c’est un suspense psychologique autour de la question du soupçon et du doute. » Et le metteur en scène d’évoquer son point de départ :« Dans un fait divers, quand on n’a pas d’éléments objectifs, notre jugement se nourrit de considérations morales… » Lui se souvient aussi d’un jogging au cours duquel il a croisé un type qui lui ressemblait : « Mon imagination s’est mise en marche. Et si, et si, et si… »