Alex et Lila en partance pour un rêve terrifiant

Pour son 8e film avec André Téchiné, Catherine Deneuve incarne Muriel. DR

Pour son 8e film avec André Téchiné,
Catherine Deneuve incarne Muriel. DR

Bon, ok, ça fait un peu nécro (avant l’heure) mais on dit tellement souvent que Catherine Deneuve est formidable en grand’mère, qu’on avait envie de vérifier qui est encore sur le marché… dans sa tranche d’âge. Et là, ma foi, il faut bien dire qu’on déchante. Car elle est bien seule, la grande Catherine sur les écrans français contemporains. Où sont donc passées les Nicole Garcia, Marie-Christine Barrault, Dominique Lavanant, Charlotte Rampling, Brigitte Fossey, toutes des actrices de sa génération ?
Alors, en chemise canadienne ou en Barbour, Catherine Deneuve fait bien le job. Trapue, le cheveu en bataille, les traits parfois tirés et les yeux clairs, pour la huitième fois devant la caméra de Téchiné, elle incarne Muriel, la patronne d’un gros élevage de chevaux. Dans les écuries ou du côté du manège, elle mène énergiquement sa barque, sous le regard du vieux Youssef et de quelques employés fidèles.
L’adieu à la nuit est le 24long-métrage d’André Téchiné, vétéran du cinéma français d’auteur, qui retrouve, ici, sa comédienne fétiche à laquelle il a donc confié le rôle d’une grand-mère qui voit débouler, dans son haras, Alex, son petit-fils, qu’elle n’a plus vu depuis des lustres. Le gamin est devenu un jeune homme plutôt taiseux, voire mal embouché qui ne tarde pas à intriguer Muriel. De loin, elle l’aperçoit, en effet, prier avec force « Allah Akbar » avant de replier son tapis de prière et de retourner dans sa chambre…
C’est une éclipse de lune totale qui ouvre, au générique, L’adieu à la nuit et on peut sans doute lire ce phénomène comme une extinction métaphorique des valeurs des Lumières. Mais c’est par un beau travelling sur des cerisiers en fleurs que le cinéaste nous amène à Muriel et à cette paisible campagne du sud-ouest où l’on imagine, évidemment naïvement, que rien de grave ne peut survenir…

Muriel et son petit-fils Alex (Kacey Mottet Klein). DR

Muriel et son petit-fils Alex
(Kacey Mottet Klein). DR

Or L’adieu à la nuit est bien une œuvre sans constante tension qui tient du polar, du fantastique (le sanglier dans la nuit), du film de braquage, du western même, sans doute à cause des chevaux et de la liberté qu’Alex éprouve lorsqu’il monte.
Alternant les grands récits romanesques et les histoires intimes, souvent à tonalité autobiographique, Téchiné a traité, au fil de sa carrière, des thèmes liés aux mœurs et à l’évolution de la société contemporaine comme l’homosexualité, le divorce, l’adultère, le délitement familial, la prostitution, la délinquance, la toxicomanie, le sida et désormais, ici, la tentation du jihad chez les jeunes Français.
C’est en lisant Les Français jihadistes, le livre de David Thomson aux éditions Les Arênes, que Téchiné s’est approché du sujet (très actuel et, ô combien, brûlant, polémique et clivant) de son nouveau film sur lequel il a fait se poser le regard d’une personne de sa génération. Cela afin de créer une sorte de champ/contrechamp entre Catherine Deneuve et des dialogues bruts de jeunes jihadistes prélevés directement dans le réel. Enfin, le motif de la transition juvénile qu’est l’adolescence appartient pleinement au registre téchinien pour poser la question : que ferait-on à la place de Muriel ?

Alex en partance pour le jihad en Syrie. DR

Alex en partance pour le jihad en Syrie. DR

Loin de toute approche sociétale, la dimension « paysagère » du film l’empêche, le cinéaste s’en va donc observer, en cinq chapitres (correspondant aux cinq premiers jours du printemps 2015) et un épilogue, la manière dont Alex mais aussi son amie Lila et leur copain Bilal organisent les quelque jours qui précédent leur départ, non point pour le Canada comme Alex le laisse entendre à sa grand-mère, mais bien pour la Syrie de Daech en passant par Istanbul…
Alors que le personnage de Muriel est taraudé par les questions, par le doute, une douleur grandissante et l’approche de la dépression, Téchiné décrit, presque par le menu, un terrifiant processus de déshumanisation. A Alex qui lui demande « Tu feras quoi si je meurs ? », Lila, avec une expression quasiment angélique, répond : « Je serai fière ! » Mais la force du film réside aussi dans le fait que le réalisateur, loin de toute caricature, ne juge pas ses personnages. Muriel, elle-même, révèle des zones d’ombre alors qu’Alex et Lila, malgré leur rêve très toxique, demeurent aussi de jeunes adolescents (encore)… humains.
Autour de ce trio, Téchiné va faire intervenir deux personnages qu’il situe en contrepoint. Persuadé que c’est Alex qui a dérobé à Muriel les milliers d’euros nécessaires au voyage vers la Syrie, Youssef, son associé maghrébin (Mohamed Djouhri avec un faux air de Tommy Lee Jones), s’emporte contre les types qui salissent l’islam. Avec Fouad, Muriel se confronte à un repenti revenu de Syrie. Sollicité par la grand-mère pour « raisonner » Alex, Fouad lâche : « Faut l’empêcher de partir, c’est tout » en précisant : « Je sais très bien comment ça va se passer. Il ne reviendra pas… »

Lila, la future épouse d'Alex (Oulaya Amamra). DR

Lila, la future épouse d’Alex
(Oulaya Amamra). DR

Déjà présent chez Téchiné dans Quand on a 17 ans (2016), Kacey Mottet Klein est cet Alex, récemment converti et constamment tourmenté, qui se « nourrit » sur internet, de la parole de prédicateurs vantant la gloire de héros qui grandissent et meurent au combat… Découverte dans le remarquable Divines (2016), Oulaya Amamra apporte avec brio à Lila des expressions de grâce enfantine suivies de visages fermés et durs. Aimable employée dans une maison de retraite où elle s’occupe avec tendresse des pensionnaires, Lila se mue en future épouse jihadiste distillant, sans états d’âme, l’appel à la guerre sur les réseaux sociaux.
S’achevant sur un ultime plan positif dans une fin ouverte, L’adieu à la nuit est une approche intéressante, portée par une mise en scène énergique, de la radicalisation islamiste dans la France d’aujourd’hui et des choix funestes d’adolescents en passe de devenir monstrueux. Les questions posées par Téchiné, même dans une proposition de fiction, méritent d’être écoutées…

L’ADIEU A LA NUIT Drame (France – 1h43) d’André Téchiné avec Catherine Deneuve, Kacey Mottet Klein, Oulaya Amamra, Stéphane Bak, Kamel Labroudi, Mohamed Djouhri, Amer Alwan, Jacques Nolot. Dans les salles le 24 avril.

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