Le douloureux secret d’Orna
« Benny est un patron formidable ! » C’est sa fidèle et souriante assistante qui l’affirme. Comme elle est à ses côtés depuis quinze ans, Orna Haviv est plutôt encline à la croire. Car Orna, épouse d’Ofer (qui a ouvert récemment un petit restaurant) et mère de trois jeunes enfants, est à la recherche d’un travail plus intéressant que celui qui l’occupe actuellement… Alors quand Benny Almog, un boss de l’immobilier, lui propose de travailler à ses côtés sur le colossal projet Rishon Beach, un ensemble de tours avec appartements de luxe et vue sur la mer, Orna est ravie. D’autant que Benny lui assure des horaires décalés et promet une rapide promotion…
Avec Working Woman, la cinéaste israélienne Michal Aviad, née en 1955 à Jérusalem, réalise son dixième film et son second long-métrage de fiction. Son premier, Invisible, en 2011, avec la regrettée Ronit Elkabetz dans le rôle principal d’une femme violée et encore traumatisée trente ans après les faits, lui avait valu des prix à la Berlinale et au festival d’Haïfa.
Working Woman a été un projet au long cours dont l’origine remonte à une douzaine d’années. La cinéaste avait reçu la visite d’une amie venue avec une collègue qui leur a raconté comment elle avait été sexuellement agressée par son patron pendant trois années : « La plupart du temps, cela prenait la forme d’une menace constante et tacite. Elle avait besoin de ce travail et croyait qu’elle pourrait encaisser jusqu’à ce qu’elle fasse une dépression nerveuse… »
En suivant Orna Haviv que l’on découvre, marchant d’un pas décidé, Michal Aviad entraîne le spectateur, sans coup férir, dans une aventure intime qui peut sembler presque banale mais dont les péripéties font monter régulièrement la tension. En documentariste chevronnée, la réalisatrice a mené des recherches sur de nombreuses problématiques, essayant de décrypter comment la notion de harcèlement et les lois qui le pénalisent aujourd’hui avaient évolué à travers le temps : « J’ai rencontré des avocates spécialisées dans les relations de travail qui représentaient des victimes à la cour. Elles m’ont rapporté des comportements choquants et de nombreux récits d’employées à qui on permettait de garder leurs jobs uniquement si elles avaient des relations sexuelles avec leur patron. À peu près au même moment, des allégations d’agressions sexuelles qui mettaient en cause des hommes puissants dans le monde entier, comme Strauss-Kahn ou Berlusconi, ont commencé à faire la une des journaux. Lorsque je me suis mise à écrire, ce n’était pas le matériau qui manquait ! »
Forte de ces éléments, Michal Aviad a choisi de mettre une loupe sur une relation complexe et détailler la proximité des corps d’un homme et d’une femme qui travaillent ensemble avec toutes les nuances de leur gestuelle, le tout sur fond d’émotions contradictoires. Car c’est une Orna resplendissante qui commence son job dans le groupe immobilier. Rapidement, la jeune femme au chignon bien serré prend ses marques, propose par exemple de donner au projet le nom, plus vendeur, de Lily Beach… Et elle se crispe à peine lorsque son boss suggère qu’elle ne serait pas mal avec les cheveux relâchés… Viendra ensuite la proposition de mettre une jolie jupe pour recevoir les Benayoun, des clients français et leur montrer que « Rishon Beach, c’est classe… » Orna ira donc acheter des vêtements qu’elle essaye le soir à la maison tandis qu’Ofer trouve que les cheveux relâchés lui vont bien.
Working Woman prend un premier tournant au soir du rendez-vous avec les clients français. Benny est heureux de l’issue favorable de la rencontre. Avec Orna, ils lèvent leurs verres à cette réussite. Benny pose alors un baiser sur la bouche d’Orna, soudain figée et muette. Sur le chemin du retour, Orna efface son rouge à lèvres, referme son col de chemise. Chez elle, lorsqu’Ofer lui demande des nouvelles de sa journée, elle glisse : « On a vendu facilement… » Le lendemain, Benny s’excuse : « Je ne sais pas ce qui m’a pris. Ca ne se reproduira plus » mais désormais le ver est dans le fruit. Et Michal Aviad va décrire avec précision une femme désemparée face à un harceleur alternativement gentil, chaleureux puis dominant et prédateur. Tandis qu’on ressent presque physiquement la pression exercée sur Orna par un Benny qui interroge : « C’est un crime de se plaire ? », la cinéaste laisse son film voguer dans des zones grises où surgissent de multiples interrogations. Orna doit-elle porter plainte parce qu’il a éteint la lumière dans le bureau, sans s’approcher d’elle, parce qu’il l’a regardée fixement plus d’une fois ?
Le second tournant de ce film de plus en plus âpre intervient lors d’un déplacement à Paris où Benny et Orna sont allés démarcher des clients juifs tentés par l’installation en Israël. On entend d’ailleurs un client remarquer : « Si la situation empire en France… » A l’heure de rejoindre leurs chambres d’hôtel, Benny attire Orna dans la sienne pour l’agresser sexuellement.
N’arrivant pas à parler à Ofer, Orna se confie à sa mère, disant avoir « fait une bêtise avec son patron ». Et lorsqu’enfin, elle réussira à s’ouvrir à Ofer, Orna aura pratiquement l’air d’avouer un adultère. Son récit des faits est tellement malaisé, empli de honte et douloureux que son mari la soupçonne du pire : « Paris, c ‘était la première fois ? T’as fait quoi, depuis ?» Et Orna aura cette réponse laconique : « J’ai bossé ».
La comédienne Liron Ben Shlush compose un intéressant personnage de femme qui a besoin de travail et qui, en même temps, est ambitieuse. Son Orna n’est pas une oie blanche (alors que Benny n’est pas le méchant ultime) et pense longtemps qu’elle peut gérer une situation qui finira pourtant par lui échapper. Finalement Orna relèvera la tête. Aux dernières images du film, elle avance vers nous, droite et décidée mais consciente, comme elle le dira à Benny, d’avoir « reçu une sacrée leçon avec toi ». Working Woman est un film qu’il faut voir.
WORKING WOMAN Drame (Israël – 1h33) de Michal Aviad avec Liron Ben Shlush, Menashe Noy, Oshri Cohen, Sarah Markowitz. Dans les salles le 17 avril.