Jared sur le dur chemin de l’identité
« Jared, pourquoi tu pleures ? » Sur les images d’un petit film amateur, le gamin va partir pour son premier jour d’école. En classe, on l’interroge. Qu’est-ce que tu aimes ? « Le football et le basket ». Ta couleur préférée ? « Le bleu et le jaune ». Qu’est-ce que tu feras quand tu seras grand ? « Conducteur de moto ! » En somme, Jared est un petit bonhomme tout ce qu’il y a de normal.
Quelques années plus tard, Jared Eamons file, à travers les routes de l’Arkansas –l’Etat des possibles- dans la voiture conduite par sa mère vers un établissement qui, même s’il se nomme Love in Action, ressemble quand même singulièrement à un établissement pénitentiaire. Et d’ailleurs, la mère, qui souhaite découvrir les lieux, restera à la porte tandis que Jared sera délesté de ses effets personnels, de son portable et du cahier dans lequel l’étudiant écrit des histoires, un journal intime qu’il retrouvera plus tard, amputé de quelques pages…
Avec Boy Erased, le comédien australien Joel Edgerton, révélé par le violent Animal Kingdom (2010) et vu aussi dans Red Sparrow (2018), met en scène son second long-métrage après le thriller The Gift en 2015. Edgerton adapte, ici, l’autobiographie de Garrad Conley intitulé Boy Erased : A Memoir of Identity, Faith and Family (parue en 2016 aux USA) et qui raconte son calvaire vécu au cours d’une thérapie de conversion censée corriger sa déviance homosexuelle.
« Cette histoire d’injustice, note le réalisateur, cette chronique qui expose et documente la perte de liberté de l’auteur, les jugements auxquels il a été soumis, et son combat pour s’accepter et se faire accepter, étaient empreints de tant d’amour, de souffrance et de confusion, un drame de la vie qui naît entre des gens dont les idées sont dissonantes et opaques. Et au cœur même de cette incroyable situation, le fait que tous ceux qui s’opposaient à Garrard étaient persuadés de bien faire. »
Avec le souci de rendre justice à Garrad Conley (qu’il a longuement rencontré), Edgerton s’est attelé à un drame où il a voulu prendre en considération l’opinion et les convictions de chacun de ses personnages sans chercher à diaboliser les « méchants » de l’aventure. Pour le cinéaste, dont le film de chevet reste le fameux Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975), l’objectif est bien de mettre en lumière, à travers ce qui s’apparente volontiers au sous-genre « film de prison », un rude combat pour l’identité et la liberté dans un contexte LGBTQ.
Le meilleur du film repose sur ces séances dirigées par l’autoproclamé « psychologue » Victor Sykes (qu’Edgerton, cheveux en brosse, incarne lui-même) martyrisant mentalement des hommes et une jeune lesbienne diaphane écrasés par un système d’inventaire moral où on leur intime l’ordre de lister actes impurs et pêchés et de demander l’aide de Dieu, où on répète que l’homosexualité n’est qu’un moyen de remplir le vide divin de leurs pauvres existences et où l’on menace : « N’essaye pas de mentir à Dieu. Il a déjà tout vu ! » A Love in Action, on met les « patients » face à des génogrammes où se mêlent, dans un impressionnant et hallucinant désordre, l’homosexualité, les drogues, le jeu, l’alcoolisme, la maladie mentale, l’avortement, la violence domestique, la pornographie et le crime… Et le parcours de ces malheureux prend même un tour franchement mortifère lors d’une « cérémonie » où le costaud Cameron est confronté à son propre… cercueil !
S’il évite globalement le pathos, Edgerton a parfois la caméra un peu plus pesante (et les ralentis intempestifs) notamment lorsqu’il met en scène les débats qui secouent cette « famille tellement normale » de l’Amérique profonde que sont les Eamons. Une mère et surtout un père qui n’arrive pas y croire lorsque Jared leur confie, douloureusement, être attiré par les hommes.
Sans être évidemment un documentaire, Boy Erased fournit de multiples pistes de compréhension des thérapies de conversion (également nommées thérapie réparatrice ou thérapie de réorientation sexuelle) globalement basées sur l’hypothèse que l’homosexualité en soi est une maladie mentale, impliquant que le « patient » doit changer d’orientation sexuelle… Actuellement, 36 États américains ne disposent toujours pas de loi interdisant les thérapies de conversion. Quatorze États, plus Washington D.C., ont passé des lois protégeant les jeunes LGBTQ contre ces formes de thérapie. L’Association américaine de psychiatrie (AAP) estime comme risques possibles liés à la pratique de thérapies réparatrices : la dépression, l’angoisse et les comportements autodestructeurs, dans la mesure où l’adoption par le thérapeute des préjugés sociaux contre les personnes LGBTQ renforcerait la haine de soi ressentie par les patients.
Pour porter son projet, le metteur en scène peut compter sur deux poids-lourds d’Hollywood. Russell Crowe incarne un pasteur (doublé d’un concessionnaire Ford) qui découvre, ébahi puis traumatisé, l’homosexualité de son fils et qui n’arrive à y répondre que par une démarche proche de l’exorcisme. En Barbie vieillie, Nicole Kidman est une mère pathétique qui, cependant, relève la tête et affirme « Dieu m’aime. J’aime Dieu. Et j’aime mon fils ». C’est Lucas Hedges qui endosse le rôle de ce Jared au regard triste et perdu auquel il faudra longtemps pour relever la tête. On a vu le comédien de 22 ans dans une série de films remarqués par la critique comme Three Billboards de Martin McDonagh, Lady Bird de Greta Gerwig, Manchester by the Sea de Kenneth Lonergan pour lequel il a été cité à l’Oscar du meilleur acteur dans un rôle secondaire ou encore dans deux films de Wes Anderson : Moonrise Kingdom et Grand Budapest Hotel.
Dans l’épilogue du film, on retrouve Jared quelques années plus tard, vivant son homosexualité à New York tout en rédigeant des articles sur sa fréquentation de la thérapie de conversion. Mais Jared a besoin de revenir dans l’Arkansas pour revoir sa mère et surtout son père auquel il peut enfin dire : « Je suis gay. Je suis gay et je suis ton fils. Et aucune de ces deux choses ne risque de changer. » Les larmes aux yeux, son père en conviendra…
BOY ERASED Drame (USA – 1h55) de Joel Edgerton avec Lucas Hedges, Nicole Kidman, Joel Edgerton, Russell Crowe, Joe Alwyn, Xavier Dolan, Troye Sivan. Dans les salles le 27 mars.