Le chauffeur, le chanteur, le fan, l’idole et les deux nazes
AMITIE.- Comment se fait-il qu’il n’ait pas été, ici, plutôt question de Green Book ? Pourtant le film de Peter Farrelly a bien des arguments à faire valoir, y compris trois Oscars brillamment enlevés naguère à Hollywood, ceux du meilleur film, du meilleur scénario original et du meilleur acteur dans un second rôle attribué à Mahershala Ali. Excusez du peu !
On s’empresse (enfin !) de rattraper cet oubli… regrettable puisque Green Book – Sur les routes du Sud (USA – 2h10. Dans les salles le 23 janvier) est un excellent moment de cinéma. Parce qu’on entre avec aisance dans cette histoire de deux types parfaitement mal assortis qui vont faire un bout de route ensemble et y trouver chacun plus que leur compte. Parce que les deux comédiens en tête d’affiche, Viggo Mortensen et Mahershala Ali, donnent, avec brio, de l’épaisseur et de l’humanité à un chauffeur italo-américain du Bronx et à un pianiste noir d’origine jamaïcaine…
En 1962, alors que l’Amérique vit toujours la ségrégation raciale au quotidien, Tony Vallelonga dit Tony Lip, travaille comme serveur/videur dans un club de New York. Comme le Copacabana ferme provisoirement ses portes, Tony postule à un poste de chauffeur. Il est engagé par le Dr Don Shirley pour le véhiculer à travers le Sud profond pour une tournée de concerts de deux mois. Pour dénicher des hébergements, Tony s’appuie sur The Negro Motorist Green-Book, un guide de voyage rédigé par Victor Hugo Green, un postier afro-américain et publié tous les ans entre 1936 et 1966. Un « guide vert » qui recensait les commerces et les hôtels qui acceptaient la clientèle noire. Car Green Book repose sur une histoire vraie, celle de l’amitié, au demeurant improbable mais définitivement forte, entre Tony le baratineur rital (1930-2013) et Don, musicien de génie, cultivé et raffiné (1927-2013)…
Pour sa première mise en scène solo (jusque là, le cinéaste avait travaillé en duo avec son frère Bobby), Peter Farrelly délaisse la comédie (souvent un peu neu-neu) pour un propos plus dramatique mais très généreux et volontiers teinté d’humour. Car, même si l’Amérique commence à entendre la voix de ceux qui défendent les droits civiques (Kennedy est au pouvoir), les contrées du Sud que sillonnent le musicien et son chauffeur suintent le pire des racismes. Si Tony est prêt à en découdre pour protéger son patron, ce dernier semble baisser pavillon devant les petits blancs haineux. Mais c’est pour mieux les renvoyer à leur misère intellectuelle et morale.
Au-delà des préjugés et de ce qu’ils ont pu considérer comme des différences insurmontables, Tony et Don vont découvrir leur humanité commune et forger une amitié qui durera jusqu’à leur mort. L’excellent Viggo Mortensen (qui a pris 20 kilos pour le rôle) incarne un Tony peut-être un peu bas du front mais qui va révéler sa noblesse. Quant à Mahershala Ali (découvert dans Moonlight, en 2017, qui lui valut un premier Oscar de meilleur acteur dans un second rôle), il apporte beaucoup de classe à un musicien de talent, aussi à l’aise dans la musique classique que dans le jazz mais aussi beaucoup de finesse à un homme solitaire, complexe et tourmenté. Green Book est un vrai feel good movie qui transporte et touche le spectateur !
IDENTITE.- A seulement 29 ans, le Québecois Xavier Dolan est déjà une personnalité marquante du monde du cinéma. A la fois réalisateur, scénariste, producteur et acteur, Dolan a tout du surdoué qui réussit à (presque) tous les coups. De fait, des films comme J’ai tué ma mère (2009), Laurence Anyways (2012), Mommy (2014) ou Juste la fin du monde (2016) ont marqué les esprits tant par leur sujet que par leur force esthétique. Forcément, on a alors envie de savoir ce que le cinéaste propose avec Ma vie avec John F. Donovan (Canada – 2h03. Dans les salles le 13 mars). Dix ans après la mort d’une vedette de la télévision américaine (Kit Harington), un jeune acteur se remémore la correspondance jadis entretenue avec cet homme, de même que l’impact que ces lettres ont eu sur leurs vies respectives. L’acteur de télévision, c’est le John F. Donovan du titre, celui dont, au début du film, tous les personnages principaux apprennent la disparition brutale. Il est mort et les gens le découvrent : son manager (l’excellente Kathy Bates), sa mère (Susan Sarandon, touchante), son cousin, sa femme, son amant secret. Puis le film passe en 2006, dix ans après la mort de Donovan. Rupert Turner, le jeune garçon anglais avec lequel Donovan avait secrètement entretenu une correspondance dix années plus tôt, est maintenant un beau jeune homme, acteur lui-même. Il s’apprête à sortir un livre autour de sa correspondance. Une journaliste (Thandie Newton) qui préfère les terrains de guerre aux « potins » du show-biz, va pourtant finir par prêter une oreille attentive et recueillir les confidences de Rupert…
Pour Dolan, son film raconte comment « les enfants s’approprient les codes qu’on leur inculque, non seulement dans les moments de désespoir ou de solitude, mais aussi quand ils atteignent une certaine maturité psychologique – qui peut aller jusqu’à la folie. Il parle de nos tout premiers fantasmes, qui sont parfois accueillis avec mépris et réduits à néant – ou pas – quand ils sont confrontés au principe de normalité. Il parle de la difficulté d’être soi-même dans un monde de faux-semblants. Il parle de notre volonté désespérée de nous intégrer et de faire entrer les autres dans des petites cases. Il parle du fait qu’on préfère plaire aux autres qu’à soi-même, et qu’on renonce à ses convictions les plus profondes par besoin d’amour et de reconnaissance. »
Rêvant, dit-il, de faire un film ambitieux sur la notoriété et l’identité et tourner en dérision la tendance d’Hollywood à l’uniformisation et à la standardisation, le cinéaste donne surtout, ici, un grand mélo, certes parfois flamboyant mais aussi un peu trop appuyé : ah, le travelling au ralenti du petit Rupert courant vers sa mère sur le fameux Stand by me de Ben E. King !
Ma vie… ressemble aussi à un « catalogue » des grands thèmes dolaniens avec notamment la famille étouffante, l’homosexualité ou la mère envahissante, ici, parfaitement interprétée par Natalie Portman… Bref, ce Dolan nous laisse un peu sur notre faim.
SCENARIO.- Si Xavier Dolan est un jeune homme, Bertrand Blier est, à 80 ans, un vétéran du cinéma français. Mais vétéran ne signifie pas, ici, vieux. Car Convoi exceptionnel (France – 1h22. Dans les salles le 13 mars) est un film joyeux et triste, pétillant et loufoque, irrésistible et incompréhensible, complètement atypique. Bref, un projet qui aurait pu germer dans la tête d’un gamin plein d’envie de faire du cinéma. C’est l’histoire d’un type qui va trop vite et d’un gros qui est trop lent. Foster (Christian Clavier) rencontre Taupin (Gérard Depardieu). Le premier est en pardessus, le deuxième en guenilles. Tout cela serait banal si l’un des deux n’était en possession d’un scénario effrayant, le scénario de leur vie et de leur mort. Il suffit d’ouvrir les pages et de trembler… Car, fort de son scénario, Foster embarque Taupin dans une affaire de meurtre. Comme c’est écrit, les deux nazes ne se cassent pas la tête. Ils vont faire le coup mais la victime a aussi des pages de scénario et ces pages-là disent que la victime sort un flingue. Plus tard, les branquignols s’en vont boire une bière dans un bistrot (le film a été tourné à Bruxelles) mais le patron (Bouli Lanners) ne les sert pas. Parce que son scénario à lui dit que le loufiat refuse de servir les mousses. Et le reste se poursuit à l’avenant.
Inventeur patenté d’histoires, Blier se lâche, ici, complètement et avec un manifeste plaisir. Jonglant entre la « réalité » et la fiction, Blier enchaîne les situations, mettant en scène une femme (l’émouvante Farida Rahouadj) qui voudrait avoir… du texte et quelques autres d’ailleurs qui, de la showrunneuse (Audrey Dana) à l’incarnation de l’éternel féminin (Alexandra Lamy) en passant par l’amour de jeunesse (Sylvie Testud), appartiennent de plein droit à l’univers de Blier. Le cinéaste ne se prive d’ailleurs pas de faire des citations. On trouve dans Convoi exceptionnel le caddie que trimballaient Depardieu et Dewaere dans Les valseuses (1974) ou qu’on voyait aussi dans Merci la vie (1991) où il partageait carrément l’affiche avec Charlotte Gainsbourg et Anouk Grinberg. Quant à la chanson Danse avec moi interprétée par Farida Rahouadj, elle est tirée de Quai des Orfèvres (1947) de Clouzot où… Bernard Blier, père de Bertrand, tenait un rôle important en compagnie de Suzie Delair. Guy Marchand, lui, incarne un producteur qui dit : « J’ai été sifflé à Cannes. C’est dur, le cinéma ». Situation que Blier a connu sur la Croisette où Les côtelettes (2003) fut gravement massacré…
Bref, Convoi exceptionnel est un film qu’on va adorer (moi, j’aime) ou qu’on va détester profondément. Mais force est de reconnaître que la fin est –littéralement- savoureuse lorsque Depardieu, en complète improvisation, donne sa recette de poulet Bourbonnais. Prendre un poulet de qualité de deux kilos environ. Le cuire sans matière grasse, entouré d’ail en chemise, dans un four à 180° pendant 1h15-1h20. On n’a pas encore essayé mais ça ne va pas tarder. Merci d’avance, Bertrand !