Quelques heures dans la triste vie de Rosie
« On n’est pas SDF, juste perdus… » C’est Rosie Davis qui parle. Mère de famille de quatre enfants, cette femme de la bonne trentaine est pourtant bien à la rue. Voilà deux semaines qu’elle, son compagnon John Paul ainsi que Kayleigh, 13 ans, Millie, 8 ans, Alfie, 6 ans et Madison, 4 ans, ont été contraints de quitter la petite maison de Dublin où ils vivaient depuis des années. Leur propriétaire leur a donné congé parce qu’il a décidé de vendre la maison…
Avec Rosie Davis, le cinéaste irlandais Paddy Breathnach raconte une journée et demi dans la vie d’une famille ordinaire de la classe populaire irlandaise. Une famille stable, unie, aimante, sans histoires. John Paul travaille dans un restaurant et Rosie s’occupe de sa progéniture. Mais ces gens sont dehors, sans endroit pour résider, contraints de vivre dans leur break Opel. C’est de là que Rosie, accrochée à son portable, téléphone sans relâche aux hôtels figurant sur une liste remise par la mairie de Dublin. « Je cherche une chambre pour une famille. Nous sommes six. Pour quelques nuits… » Et tandis que les refus tombent, Rosie, patiente mais résolue, se répète encore et encore… John Paul qui l’a rejointe, après son boulot, sourit tristement : « Dire qu’avant, on rêvait d’aller à l’hôtel… »
Ce soir-là, un hôtel a répondu favorablement mais seulement pour une nuit. Trimballant les sacs et les poubelles contenant leurs affaires, bourrés dans la voiture, Rosie et les siens s’installent. Alfie a le temps de jouer un peu aux petites voitures dans les longs couloirs mais gare à ne pas faire trop de bruit. Repas rapide qui laisse une odeur de graillon dans la chambre, brossage des dents, couchage avec Peachy, le doudou de la plus petite. Pour le lendemain, Rosie a du lait des corn-flakes pour le petit-déjeuner mais il faudra vite libérer les lieux…
En s’appuyant sur le bon scénario de l’écrivain dublinois Roddy Doyle (qui avait, par hasard, entendu à la radio le témoignage d’une jeune femme sans abri), Paddy Breathnath a construit un récit dépouillé et volontiers déchirant qui célèbre la dignité des gens ordinaires. Rosie ne veut pas être une victime mais elle est cependant seule avec les siens. Plutôt que de se perdre dans des histoires annexes (on comprend par exemple que la mère de Rosie ne veut pas la recevoir parce que la fille a mal parlé de son père mais on ignore pourquoi), le metteur en scène concentre toute l’énergie de son film sur cette femme et ses gamins serrés, toute la journée, dans leur voiture. Cathal Watters, la directrice de la photo, a relevé le défi qui consiste à tourner, notamment sous une pluie battante, dans une automobile et elle parvient à insuffler une vraie dynamique à ses images, y compris avec quelques travellings portés lorsque Rosie emmène ses enfants à l’école ou court, dans son ancien quartier, pour retrouver Kayleigh qui a disparu à la sortie de sa classe…
Le ton de Rosie Davis pourrait être clairement documentaire (Breathnath vient de là) mais le réalisateur lui confère la force de la fiction, notamment à travers le jeu de quatre enfants dont le naturel est tout à fait bluffant. Cependant le film s’inscrit clairement dans la réalité. Car, si l’Irlande semble aujourd’hui s’être remise de ses difficultés et connaître une prospérité nouvelle, le cinéaste observe cependant : « Depuis quelques années, notre économie devient sans doute plus sauvage. La précarité est devenue une menace concrète pour tout le monde, alors qu’elle paraissait assez lointaine auparavant… » De fait, un carton au générique de début de Rosie Davis indique que l’Irlande compte le plus fort taux de familles SDF en Europe…
La force de Rosie Davis réside, au-delà de la profonde empathie du réalisateur pour ses personnages, dans la manière dont le film se resserre en permanence sur la famille. Il y a bien quelques personnages autour d’eux (l’amie chez laquelle Rosie va laver son linge, le frère de John Paul qui garde une partie de leurs affaires) mais Breathnach ne joue pas la carte « regard des autres » qui aurait vite pu être lourdingue, voire complaisant. C’est uniquement le regard du spectateur qui est posé sur Rosie et sa tribu et cela suffit. Parce que le scénario ménage des moments poignants où, sans pathos aucun, on mesure leur terrible galère. Ainsi lorsque Kayleigh dit à sa mère : « En classe, elles me regardent comme si j’avais un cancer ». Ou pire encore lorsque la directrice de l’école attrape une Rosie, surtout préoccupée de téléphoner pour trouver, avant la nuit, l’indispensable hôtel, pour lui confier que les camarades de classe traitent sa fille de « Millie cracra ». Là l’armure de Rosie craque : « Mes enfants ne sont pas sales ! Ma fille ne sent pas mauvais… » Quitte à changer ensuite la tenue de la petite sur le trottoir, à côté de l’Opel. Il y a ce bref retour, par hasard, à la maison où la famille a vécu et où Alfie va tout de suite jouer sur le trampoline du jardin. Rosie ne peut alors s’empêcher de fondre en larmes et de reprocher à John Paul de n’avoir pas emporté le trampoline… Ou encore cette séquence dans la voiture où la famille se lance en riant des frites. C’est drôle et puis soudain, ce n’est plus drôle du tout.
Si Moe Dunford campe un John Paul dépassé par la situation, Sarah Greene est une magnifique Rosie. Il faut la voir, dans la chambre d’hôtel, n’arrivant pas à dormir et regardant le jour se lever sur la ville, sachant qu’il va encore falloir tourner en voiture pour faire face, vraie mère courage, à une existence nomade non choisie.
Avec Rosie Davis, Breathnath se hisse à la hauteur du Ken Loach de Raining Stones (1993) ou Ladybird (1994), du Paddy Considine de Tyrannosaur (2011) ou du Stephen Frears de The Snapper (1993). Les derniers mots du film disent : « Ca va aller ! » Et on a très envie de le croire.
ROSIE DAVIS Drame (Irlande – 1h26) de Paddy Breathnach avec Sarah Green, Moe Dunford, Ellie O’Halloran, Ruby Dunne, Darragh McKenzie, Molly McCann. Dans les salles le 13 mars.