La parole libérée des victimes
Filmé de dos, un évêque, portant mitre et soutane blanche brodée d’or, s’avance lentement sur la terrasse de la basilique de Fourvière. Il porte un grand ostensoir qu’il va brandir au-dessus de la ville, imposante, qui s’étend à ses pieds… Nous sommes à Lyon, première implantation du christianisme en Gaule, une cité qui maintient toujours une tradition très conservatrice de l’Eglise. Cette séquence, surprenante et énigmatique, qui ouvre Grâce à Dieu, est évidemment une métaphore sur le pouvoir de l’Eglise sur la ville. S’il pose nombre de questions spirituelles, le film est cependant pleinement ancré dans la réalité. D’ailleurs, un carton, au générique, précise qu’il s’agit d’une « fiction basée sur des faits réels ».
Couronné d’un Grand prix à la récente Berlinale, le film de François Ozon a fait l’actualité avant même de sortir dans les salles. Pour deux procès successifs, l’un à Paris, l’autre à Lyon, qui auraient pu empêcher sa diffusion à la date prévue. Il n’en a rien été. Au-delà même du cas proprement dit de Grâce à Dieu, le procès parisien avait ceci de passionnant qu’il mettait aux prises la liberté de création et la présomption d’innocence. Un débat certainement difficile à trancher. Et pour cause. Comment ne pas défendre la possibilité pour les artistes, en ne parlant ici que de cinéma, de filmer sans avoir, au-dessus de la tête, l’épée de Damoclès des censures les plus diverses ? Comment ne pas défendre aussi le droit pour les mis en cause d’être admis comme innocents tant que la justice n’a pas établi avec certitude leur culpabilité ?
Enfin Grâce à Dieu sort dans les salles alors même que le Vatican organise, à Rome, un sommet qui réunit les présidents des conférences épiscopales du monde entier pour plancher sur la lutte et la prévention des abus sexuels sur mineurs.
Autant dire que François Ozon apporte, ici, sa pierre à un dossier qui, on le constate, n’a que trop duré. Le cinéaste qui a souvent porté à l’écran des personnages de maîtresses femmes, cherchait à traiter du thème de la fragilité masculine et avait déjà trouvé un titre L’homme qui pleure. « Sur le site La parole libérée, se souvient Ozon, j’ai lu des histoires d’hommes qui avaient été abusés, enfants, au sein de l’Eglise. J’ai été particulièrement ému par le témoignage d’Alexandre, un fervent catholique, qui racontait comment jusqu’à l’âge de 40 ans, il était resté dans le silence avant de se sentir capable de raconter son histoire… » Sur La parole libérée, le réalisateur a aussi trouvé des documents, notamment des correspondances par mail, entre Alexandre et des membres de la hiérarchie lyonnaise de l’Eglise, incluant le cardinal Barbarin et Régine Maire, la psychologue du diocèse chargée de soutenir les victimes des prêtres… Face à ces documents fascinants, François Ozon décide de contacter Alexandre… Avec ce matériau, il songe à écrire une pièce, peut-être à réaliser un documentaire… Mais les victimes, les témoins, les familles qu’Ozon rencontre sont plutôt réticentes à l’idée du documentaire. Ils étaient intrigués qu’un cinéaste « étiqueté fiction » s’intéresse à eux et imaginent une œuvre où ils deviendraient des personnages de fiction incarnés par des comédiens connus, un peu dans l’esprit de Spotlight, le film américain réalisé en 2015 par Tom McCarthy qui raconte l’enquête d’une équipe de journalistes d’investigation du Boston Globe dévoilant un scandale impliquant des prêtres pédophiles couverts par l’Eglise catholique dans la région de Boston…
Grâce à Dieu s’ouvre sur l’histoire d’Alexandre Guérin, Lyonnais bon teint, père de famille nombreuse, qui, un jour, découvre par hasard que le père Preynat qui a abusé de lui lorsqu’il était gamin et membre d’une troupe de scouts officie toujours auprès d’enfants. Silencieux pendant des années, Alexandre s’ouvre à sa femme, à ses parents qui se demandent à quoi sert de revenir sur une vieille histoire à propos d’un vieillard inoffensif et sûrement malade et lui lancent : « Tu as toujours été doué pour remuer la merde ! ». Alexandre va prendre contact avec le cardinal Barbarin afin qu’il mette Preynat hors d’état de nuire… Cette première partie du film culmine avec la séquence poignante de la rencontre organisée par Régine Maire entre le père Preynat (Bernard Verley) et un Alexandre soucieux d’entendre le prêtre lui demander pardon. Mais le mot ne viendra pas et Alexandre est ramené instantanément à sa position de victime… C’est alors qu’il décide de saisir la justice et que la mécanique policière se met en marche…
Le réalisateur de L’amant double (2017), thriller érotique très stylisé, opte, avec Grâce à Dieu, pour une construction en effet domino. Après Alexandre qui respecte l’institution catholique et pense que Barbarin (l’excellent François Marthouret) est un homme honnête et courageux qui a toujours condamné la pédophilie (Alexandre lui dit : « Prêtre et pédophile sont deux mots incompatibles »), le relais est pris par deux autres victimes, François (qui songe carrément à une démarche d’apostasie) et Gilles qui, eux, s’inscrivent, notamment à travers la création du site La parole libérée, dans un travail d’enquête pour rompre la chaîne du silence, de recensement des victimes, de révélation publique des faits en insistant sur la souffrance des enfants victimes d’abus sexuels…
Enfin la progression dramatique monte encore d’un cran avec le personnage d’Emmanuel… Si Alexandre (Melvil Poupaud), François (Denis Ménochet) et Gilles (Eric Caravaca) viennent de milieux sociaux plutôt favorisés, Emmanuel (Swann Arlaud, magnifique) est un homme fragile et vulnérable, installé dans une relation toxique avec sa compagne que le réveil des souvenirs d’adolescence va profondément bouleverser. Ozon le montre d’ailleurs remarquablement dans la séquence de confrontation dans les locaux de la police où Preynat tutoie le « petit Emmanuel » alors que ce dernier dira simplement : « J’étais un enfant ».
Rythmé régulièrement par des séquences, en flash-back, sur les camps scouts du père Preynat, Grâce à Dieu ne fonctionne sur aucun suspense. François Ozon explique d’ailleurs qu’il a conservé les noms de Barbarin, Maire et Preynat parce que le film ne fait aucune révélation à leur sujet. On connaît l’affaire grâce aux médias, y compris le dérapage (qui donne son titre au film) du cardinal lorsqu’il déclare, en mai 2016 à Lourdes que « les faits sont, grâce à Dieu, prescrits » avant de plaider l’erreur de langage.
Film qui crispe et réussit même à mettre en colère (l’épisode du labo photo où Preynat entraîne ses jeunes victimes, ressemble, dans sa tonalité rouge, à une succursale de l’enfer), Grâce à Dieu interroge la foi, la rédemption, le pardon mais le film questionne aussi une institution sclérosée dans ses vieilles pratiques, dans son conservatisme et sa culture du secret, planquée dans un « wait and see » ambigu qui laisse un espace inquiétant pour les prédateurs auteurs d’actes révoltants, Preynat étant présenté comme un bon prêtre, apprécié de ses paroissiens et de sa hiérarchie !
François Ozon achève son film sur la parole d’un fils d’Alexandre à son père : « Tu crois toujours en Dieu ? » et sur l’image d’Emmanuel marchant dans la nuit lyonnaise tandis que, derrière lui, sur la colline de Fourvière, la basilique apparaît dans la lumière. Entre Preynat qui soupire : « Je comprends que je lui ai peut-être fait du mal » et Barbarin parlant d’une « démarche de lumière et de vérité », Grâce à Dieu fait entendre, avec une force très convaincante la voix de ceux qui disent : « Nous sommes des victimes et nous n’avons plus ni honte, ni peur ».
GRACE A DIEU Drame (France – 2h17) de François Ozon avec Melvil Poupaud, Denis Ménochet, Swann Arlaud, Eric Caravaca, François Marthouret, Bernard Verley, Josiane Balasko, Martine Erhel, Hélène Vincent, François Chattot, Frédéric Pierrot, Aurélia Petit, Amélie Daure, Julie Duclos, Pierre Lottin. Dans les salles le 20 février.