Le vieux qui convoyait de la drogue
Au chevet de son ex-épouse mourante, Earl Stone soupire : « Il faut avoir 99 ans pour rêver d’être centenaire… » De fait, ces mots résonnent étrangement dans un film qui, s’il a des allures de thriller, questionne assurément la vieillesse, le temps qui passe et qui s’échappe. Ainsi, à la barre du tribunal qui s’apprête à juger celui qui fut le transporteur de drogue le plus âgé et le plus prolifique d’une organisation criminelle mexicaine, Earl Stone plaide coupable et constate : « Je pouvais tout acheter, sauf le temps ».
Pour tous les fans de Clint Eastwood –et on sait qu’ils sont nombreux- La mule est un bel événement. En effet, c’est la première fois depuis 2009 et l’excellent Gran Torino qu’Eastwood joue dans l’une de ses réalisations. En 2012, on l’avait vu comédien dans le rôle de Gus Lobel dans Une nouvelle chance mais c’était Robert Lorenz, producteur de longue date d’Eastwood chez Malpaso, qui était derrière la caméra…
Expliquant pourquoi il a choisi d’interpréter Earl Stone, le comédien-réalisateur précise : « J’ai lu l’article du New York Times qui parle du vrai type dont est inspiré le personnage d’Earl, et je me suis dit que ce serait amusant de jouer quelqu’un de cet âge-là… C’est à dire de mon âge en fait. J’aime à penser que je suis toujours en train d’observer, d’apprendre, et Earl est comme ça, lui aussi. Plus on avance en âge, plus on se rend compte qu’on ne sait rien. Du coup, on continue à avancer. »
C’est Nick Schenk, déjà auteur du scénario de Gran Torino, qui a écrit The Mule en s’inspirant de l’histoire vraie de Leo Sharp (1924-2016), ancien vétéran de l’armée américaine devenu horticulteur, qui, à la suite de problèmes financiers, s’est mis à collaborer, alors qu’il allait sur ses 90 ans, comme passeur de drogue entre les Etats-Unis et le Mexique avec le cartel mexicain de Sinaloa avant d’être interpellé, en 2011, par la Drug Enforcement Administration (DEA) et condamné à trois années de prison.
D’entrée de jeu, on constate que Clint Eastwood n’a rien perdu de son talent depuis dix ans. Au milieu de ses plantations d’hémérocalles, Earl Stone apparaît comme un vieil homme amoureux de son métier d’horticulteur qui fait la promotion de ses lis d’un jour en parcourant les salons du pays et en séduisant ses interlocuteurs par son humour et son charme. Mais, un jour, les affaires de Stone cessent de bien tourner. Son entreprise est saisie. Il doit licencier ses trois employés et, comme il n’a pas de plan B, il se retrouve à la rue avec ses quelques bagages sur son vieux pick-up Ford. Earl qui a toujours fait passer son travail avant sa famille, se rend pourtant aux fiançailles de sa petite-fille Ginny. Mais Iris, sa propre fille, qui ne lui pardonne pas d’avoir négligé les siens, l’amène à quitter les lieux. Non sans qu’un nommé Rico lui glisse le numéro de téléphone « de gens qui le payeront pour rouler ». C’est ainsi qu’Earl Stone va sauter le pas. Il contacte les narcotrafiquants et devient une mule… De leur côté, les agents de la DEA, sous la constante pression de l’administration, sont instamment priés de produire des résultats. Pour l’agent Bates (Bradley Cooper qu’Eastwood avait dirigé, en 2014, dans American Sniper), mettre la main sur cette mule insaisissable surnommée El Tata par ses commanditaires, devient une priorité…
Avec La mule, on vérifie –mais on le savait- que Clint Eastwood est un sacré conteur. Il réussit à embarquer, avec aisance, le spectateur dans une aventure qui tient à la fois du thriller, du road-movie et de la chronique d’un papy, « roi des oublis d’anniversaires ». On s’attache immédiatement à ce type grand et voûté, une casquette de baseball vissée sur la tête, qui marche à pas lents, sillonne les états américains en chantonnant au volant et réussit pendant longtemps à ne pas se faire prendre par la maréchaussée. Pour Stone, les grosses sommes que lui rapportent son tranquille trafic sont l’occasion de vivre à l’aise, de permettre la reconstruction du bar de l’Amicale des vétérans mais cette aisance matérielle lui ouvre aussi, à contrario, les yeux sur le mauvais mari et le piètre père qu’il fut : « Je voulais être quelqu’un dans la vie. J’étais une nullité à la maison ».
Avec le Québecois Yves Belanger comme nouveau directeur de la photo, Clint Eastwood signe une mise en scène qui va droit au but et que l’on qualifierait volontiers d’« invisible » s’il ne s’offrait pas un petit regard caméra sur fond de mine écoeurée, véritable mimique-signature eastwoodienne. Il parsème aussi son film de notations qui donnent du corps à son récit. Il en va ainsi du bref passage avec les « gouines à moto », de la séquence où Stone est reçu dans la luxueuse villa du patron du cartel (on reconnaît l’oublié Andy Garcia) et où le papy « truand » est gratifié de deux superbes nanas dans sa chambre ou encore du remarquable face-à-face, à l’heure du petit déjeuner dans un motel sans grâce, entre Stone et l’agent Bates. Ignorant qui est l’autre, les deux échangent librement et assez nostalgiquement sur le boulot qui les dévore et les empêche d’être proches des leurs. Et l’agent de la DEA remerciera cet homme âgé qui a « assez vécu pour parler sans filtre »…
Les dialogues sont souvent savoureux. A son ex-épouse qui lui demande comment il est devenu riche, Earl propose : « gigolo de luxe, chasseur de primes ou mule pour des narcotrafiquants ». La musique et les chansons sont très présentes (on reconnaît Willie Nelson chantant On the Road Again) mais c’est évidemment ce Earl Stone, bougon et mal embouché, qui est attachant. On songe aussi au personnage de Walt Kowalski dans Gran Torino pour son côté réac lorsqu’il s’arrête, au mépris des injonctions des membres du cartel qui le surveillent, pour aimablement dépanner une famille afro-américaine en panne de voiture et leur donne du « nègre »…
Réflexion sur les regrets, le pardon et les erreurs du passé, La mule est une réussite. A 88 ans, Clint Eastwood n’a pas perdu la main et on en s’en réjouit!
LA MULE Thriller (USA – 1h56) de et avec Clint Eastwood et Bradley Cooper, Michael Pena, Laurence Fischburne, Dianne West, Alison Eastwood, Taissa Farmiga, Manny Montana, Juill Flint, Andy Garcia, Ignacio Serriccchio. Dans les salles le 23 janvier.