Joe et la survie de sa famille
Dans l’Amérique profonde des années soixante, Jerry, sa femme Jeanette et leur fils Joe se sont installés dans une petite ville au cœur du Montana. Tandis que Joe et son père jouent au football américain devant leur petite maison de location, Jeanette prépare le repas… Elle est femme au foyer, Joe, 14 ans, va au collège et Jerry travaille comme employé dans un golf où il entretient les greens. La famille Brinson tarde cependant à payer les frais de scolarité de Joe comme le loyer de la maison… Parce qu’on lui reproche d’être trop familier avec les clients du golf, Jerry se retrouve brutalement à la porte avec une enveloppe contenant 80 dollars et il ricane : « Je suis trop apprécié. C’est mon problème… » Jeanette, elle, tente d’en rire alors qu’elle a envie de pleurer et Joe se demande si, une nouvelle fois, la famille va devoir déménager…
Avec Wildlife, présenté en mai dernier en ouverture de la Semaine de la critique à Cannes, le comédien new-yorkais Paul Dano passe pour la première fois à la réalisation en adaptant le roman éponyme, paru en France (aux éditions de L’Olivier) sous le titre Une saison ardente en 1991, de l’écrivain américain Richard Ford, titulaire du prestigieux prix Pulitzer pour son roman Indépendance (1996). Le cinéaste raconte : « J’ai grandi dans une famille où il y avait autant d’amour que de turbulences. Alors, lorsque j’ai découvert Une saison ardente de Richard Ford, j’ai été sidéré par la façon dont ce roman examine cette dualité. Je l’ai lu plusieurs fois, effrayé, perturbé et excité de ressentir une telle intimité avec ce texte. J’ai passé une année entière à en rêver… » Paul Dano contacte l’écrivain pour s’assurer les droits du livre et se souvient que la réponse de Ford fut un immense cadeau : « Je vous suis très reconnaissant pour l’intérêt que vous portez à mon livre, m’a-t-il répondu, mais je voudrais aussi vous prévenir d’une chose, en espérant que cela puisse vous encourager : mon livre est mon livre, votre film – celui que vous allez faire – est votre film. Votre fidélité de cinéaste à mon histoire ne m’intéresse pas. Définissez vos propres valeurs, vos objectifs, vos moyens, détachez-vous du livre, afin qu’il ne vous freine pas. »
L’encouragement était de taille pour un cinéaste débutant mais Paul Dano a pleinement réussi son affaire en explorant, avec sobriété et honnêteté, des sentiments qui ont été les siens à travers le personnage de Joe. En s’appuyant sur le directeur de la photo mexicain Diego Garcia (dont certains plans semblent sortir des tableaux de dinner d’Edward Hopper), le réalisateur de 34 ans propose une chronique familiale doublée d’un voyage initiatique où la caméra se déplace au minimum, toujours et surtout soucieuse de capter, à travers le regard de Joe, ce que traduisent les visages de Jerry et Jeanette. Car, devant un Joe impuissant ou, pire, pris à témoin par ses géniteurs, se déroule une histoire forcément triste qui est celle d’un couple en train de se défaire.
Tandis que Jeanette cherche du travail et finira par donner des cours de natation dans un collège, Jerry, humilié d’avoir été jeté d’un emploi où il donnait satisfaction et pas enclin à emballer des légumes dans un supermarché, va s’engager comme pompier pour lutter contre les énormes incendies de forêt qui ravagent les montagnes du Montana. Quant à Joe, plutôt que de jouer au football américain, un sport qui, de toute façon, ne lui plaît pas, il trouvera un petit job, en marge de ses études, dans un studio photo spécialisé, comme le dit son propriétaire, dans les souvenirs de moments heureux.
Alors que son père est désormais au loin, Joe observe, non sans crainte et désappointement, sa mère tenter d’exister plus en tant que femme qu’en tant de mère. Comme si inconsciemment, elle voulait faire payer à Joe la « fuite » de Jerry, Jeanette va se rapprocher de Warren Miller auquel elle a appris à nager. Divorcé, blessé de guerre, patron de plusieurs entreprises, Miller, quinquagénaire dégarni, apprécie évidemment la compagnie d’une jolie femme de 34 ans. Se muant en Marilyn de banlieue, Jeanette, sous sa « choucroute » très sixties, entraînera Joe dans un dîner chez Warren. Alors qu’un cha-cha-cha remplace une sonate de Mozart, Joe passera, devant le manège de séduction de sa mère, de l’incompréhension à une sourde colère… « Tu l’aimes ? » demande Joe. « Pas vraiment, répond sa mère, mais ça bouge autour de lui… »
Alors que la neige se met à tomber sur le Montana, le retour de Jerry parachèvera la rupture du couple. Le parcours initiatique de Joe s’achève, lui aussi. Le temps d’un week-end, sa mère, partie enseigner dans l’Oregon, reviendra les retrouver, lui et Jerry. Dans un ultime souci de survie, Joe réunira ses parents dans un portrait photographique autour de lui…
Comédien à la carrière déjà bien remplie avec Little Miss Sunshine (2006), There Will Be Blood (2007), Night and Day (2010), Looper (2012), Prisoners (2013), Twelve Years a Slave (2013), Love and Mercy (2014) ou encore Youth (2015) de Paolo Sorrentino où il partage l’affiche avec Michael Caine et Harvey Keitel, Paul Dano a su, ici, choisir quatre excellents acteurs pour défendre son Wildlife. Remarquée dans les films des frères Coen, de Steve McQueen, d’Oliver Stone ou de Nicolas Winding-Refn, Carey Mulligan est un Jeanette tour à tour fragile, têtue et brisée par une existence sans relief. Jake Gyllenhaal (Jerry) incarne un type sur lequel le pire semble toujours tomber. Bill Camp, grand second rôle du cinéma US, trouve avec Warren Miller un beau personnage d’homme vieilli avant l’âge plus sensible que profiteur. Enfin l’Australien de 17 ans, Ed Oxenbould se hisse à la hauteur des aînés avec son Joe, adolescent malheureux et mal dans sa peau… Autour de trois laissés pour compte du rêve américain, un beau portrait de famille !
WILDLIFE – UNE SAISON ARDENTE Drame (USA – 1h45) de Paul Dano avec Carey Mulligan, Ed Oxenbould, Bill Camp, Jake Gyllenhaal, Mollie Milligan, Zoe Margaret Coletti. Dans les salles le 19 décembre.