Les petites débrouilles de la famille Shibata
Avec la sortie hivernale d’Une affaire de famille, ce sont des souvenirs des beaux jours qui ressurgissent dans la mesure où Hirokazu Kore-eda est le dernier en date des titulaires de la fameuse Palme d’or cannoise. Et, disons-le d’entrée, c’est une bien belle Palme qu’a choisi le jury du 71eFestival présidé par Cate Blanchett…
Car il faut bien constater que l’attribution de la principale récompense cannoise a fait passer, au fil des années, les festivaliers par tous les états. Plaisir cocoricesque quand Cantet l’emporte pour Entre les murs (2008), surprise quand Kechiche gagne avec La vie d’Adèle (2013), bonheur lorsque Haneke triomphe avec Amour (2012), ahurissement devant Oncle Boomee (2010), confusion pour Les meilleures intentions (1992), amusement avec Pulp fiction (1994), ravissement pour Papa est en voyage d’affaires (1985), stupéfaction devant Tree of Life (2011), embarras devant Le goût de la cerise (1997), émotion devant 4 mois, 3 semaines et 2 jours (2007), joie avec Paris Texas (1984)…
Avec Kore-eda, on est en pays de connaissance et on ouvre tout de suite l’œil lorsque le Japonais de 56 ans est derrière la caméra. On se souvient ainsi de l’étonnante aventure, dans Air Doll (2009), de Nozomi, la poupée gonflable qui, dotée d’une âme, s’éveille à la vie avec des yeux d’enfant pour faire l’apprentissage de la vie des humains tout comme de l’échappée, sur fond de thriller sinistre, dans l’univers de l’éthique et de la justice mis en scène dans The Third Murder (2017).
Cependant Kore-eda s’est surtout imposé comme un grand peintre et un fin analyste de la famille. Ses films, qu’il s’agisse de Nobody Knows (2004), Tel père, tel fils (2013) ou de Notre petite sœur (2015) traitent souvent de mère célibataire encombrée de gamins, de fratrie d’occasion ou encore d’échange d’enfant qui contraint deux familles à complètement se remettre en cause…
Dans un petit supermarché, un adulte et un gamin semblent faire des courses mais on devine rapidement, à leur manège, qu’ils sont en train de commettre, avec une certaine efficacité, des vols à l’étalage… Après quoi, dans la nuit tombée, ils rentrent tranquillement non sans s’offrir de délicieuses croquettes. En passant, ils remarquent que la petite Juri, 5 ans, est seule chez elle et décident de l’emmener chez eux pour lui offrir à dîner.
Avec un ton magnifiquement humaniste, sans jamais juger ses personnages, Hirokazu Kore-eda nous entraîne alors au cœur d’une famille qui n’en est pas vraiment une mais où les liens sont néanmoins très forts. On songe parfois, parce qu’il est question de précarité, à Affreux, sales et méchants (1976) mais, ici, l’autorité tyrannique d’un patriarche avare et violent cède la place à la bonhomie d’Hatsue, la grand’mère pas vraiment dupe, dont la pension de retraite permet à tous de survivre. Certes, les adultes travaillent bien, qui sur un chantier de construction, qui dans un atelier de repassage, voire dans un peep-show rose bonbon mais on mesure vite qu’ils sont exploités, pas forcément ardents à l’oeuvre et, de toute façon, soumis à une économie qui les jette sans états d’âme…
Avec un superbe sens de l’image (signée Ryuto Kondo, collaborateur de longue date de Kore-eda), dans une écriture volontiers minimaliste, le cinéaste s’ingénie à serrer son cadre –comme s’il les prenait dans ses bras- sur six personnages attachants qui s’empilent dans la toute petite maison d’Hatsue (Kiki Kilin, vue naguère en femme atteinte de la lèpre dans Les délices de Tokyo de Noami Kawase). Et quand ils aspirent leurs nouilles, le bol de soupe sous le nez (c’est fou d’ailleurs le temps qu’ils passent à manger), on se demande si Jacques Brel n’aurait pas un peu écrit Ces gens-là pour eux tant ils font de grands sluuurpppsss… Ainsi, au fil des saisons, entre la torpeur de l’été et le froid de l’hiver, la vie s’écoule, presque paisiblement, pour cette bande de pieds-nickelés qui a choisi de composer une famille de hasard autour de modestes rapines. Lorsqu’ils s’interrogent sur le vol, Osamu Shibata, le « père » observe que « ce qui est dans le magasin n’appartient à personne » alors qu’Nobuyo, la « mère » constate : « du moment que le magasin ne fait pas faillite »…
Et puis, ce scénario né, dans l’esprit de Kore-eda, d’une phrase (« Seul le crime nous a réunis ») et appuyé sur l’observation de ces familles qui touchent illégalement la pension de retraite de leurs parents morts depuis longtemps, vire doucement au voyage initiatique. Le cinéaste s’attache plus spécialement au trajet du jeune Shota, gamin silencieux au large dans un jogging informe, qui apprend à la jeune Juri (qui se remet lentement de son passé d’enfant battue) comment voler dans les magasins. Jusqu’au jour où, à l’occasion d’un nième larcin, tout ce système bascule. Alors qu’Une affaire de famille semblait devoir se poursuivre autour d’une communauté dysfonctionnelle liée par des délits et qui avait choisi ainsi sa manière intime pour ne pas s’effondrer, c’est la colère de Kore-eda qui désormais impressionne. Car la fable poétique et bienveillante, portée par de bons comédiens, se mue en accusation contre une société qui broie, avec méthode, des laissés pour compte. Chacun, alors, ira de son côté mais tous auront expérimenté de puissants et rares liens familiaux.
Au Japon, Manbiki kazoku (en v.o., littéralement La famille des vols à l’étalage) n’a pas vraiment plu. On a reproché à Kore-eda de donner une image négative du pays à travers cette description sans fards de la précarité et accessoirement de cracher dans la soupe en prenant de l’argent nippon pour sa production. Il est vrai que le Pays du soleil levant n’est ici, ni propre sur lui, ni high-tech mais l’est-il d’ailleurs tant que cela quand on voit comment, à l’occasion de l’affaire Ghosn, fonctionne son système judiciaire… Il n’en reste pas moins qu’Une affaire de famille est un excellent film qu’il faut découvrir sans attendre.
UNE AFFAIRE DE FAMILLE Comédie dramatique (Japon – 2h01) de Hirokazu Kore-eda avec Lily Franky, Ando Sakura, Matsuoka Mayu, Kiki Kilin, Jyo Kairi, Sasaki Miyu. Dans les salles le 12 décembre.