Robert Tassen et son ennemi intérieur
Assis sur un banc, les mains croisées sur les genoux, un homme jeune regarde longuement devant lui, les yeux perdus dans le vide… Autour de lui, dans l’Indochine de 1945, la vie semble aller au ralenti. Car cet homme, Robert Tassen, est un survivant. C’est d’ailleurs d’un grand charnier qu’il s’extirpe au milieu des cadavres mêlés, ensanglantés, sur lequel un soldat vietminh, torche au poing dans la nuit, achève encore de tirer une rafale…
Avec Les confins du monde, Guillaume Nicloux signe ce qui, de prime abord, pourrait être un film de guerre sur le conflit en Indochine. Et on lui sait gré d’emblée de nous ramener dans cette période. Car, là où le cinéma américain, d’Apocalypse now (1979) à Voyage au bout de l’enfer (1978) en passant par Platoon (1986) a donné des œuvres majeures, le cinéma français a, lui, été beaucoup plus rare. Il faut s’en remettre à Pierre Schoendoerffer (qui, dans les rangs du Service cinématographique des armées, filma la chute de Dien Biên Phù et y fut fait prisonnier) pour retrouver des récits cinématographiques français sur cette période et Guillaume Nicloux cite volontiers La 317esection (1965) comme une référence forte dans l’aventure des Confins du monde par la façon, dit-il, de « faire ressentir le poids de l’attente mortifère et traduire visuellement l’absence de combat d’une manière aussi intense est unique ».
Mais le cinéaste s’échappe assez rapidement du film de guerre traditionnel pour entraîner le spectateur dans une sorte de cauchemar éveillé reposant sur la double quête obsessionnelle que va mener un Robert Tassen traumatisé d’avoir vu son frère se faire décapiter sous ses yeux alors que sa jeune épouse enceinte était éventrée et son bébé cousu sur sa poitrine. Depuis, ce soldat perdu, cet homme égaré par la douleur et la vengeance n’a plus qu’un désir : retrouver Vo Binh, lieutenant d’Ho Chi Minh, responsable de ces actes barbares…
Cependant Nicloux plante, de manière factuelle et authentique, le décor, en 1945 et 1946, des premiers temps du conflit : « Ce sont, dit le cinéaste, deux années assez opaques, empreintes de zones d’ombre, peu photographiées et filmées. Si l’on admet qu’il n’existe pas de vérité historique objective mais seulement des interprétations, alors c’est une période très stimulante, propice à l’imaginaire.» Le film fait référence au coup de force du 9 mars 1945. Lorsque de Gaulle a voulu récupérer l’Indochine, le Japon qui occupait le Tonkin, a violemment riposté. Attaquant les garnisons françaises le même jour à la même heure, ils ont massacré des milliers de soldats, de femmes et d’enfants, afin d’affirmer leur emprise. Malgré ces attaques, de Gaulle a maintenu ses positions et envoyé des troupes en renfort. Coup du sort, les Japonais ont subi Hiroshima et se sont retirés. Les Français ont essayé de reprendre la main, mais les indépendantistes vietnamiens ont entretemps gagné en confiance et se sont lancés dans la reconquête de leur pays.
Robert Tassen est un rescapé de ces massacres mais le bon soldat qu’il a sans doute été s’est dissous dans une sorte de zombie imperméable aux sarcasmes des autres soldats et qui n’a plus rien à faire de la rigueur militaire. Un officier a beau lui lancer : « Vous êtes là pour servir la France, pas pour régler vos comptes », Tassen, qui n’en peut plus de voir des têtes coupées autour de lui, est déjà bien trop loin dans sa muette mais douloureuse quête existentielle…
Remarqué pour un triptyque de films très noirs, voire brillamment glauques (Une affaire privée, 2002, Cette femme-là, 2003 et La clef, 2007), Guillaume Nicloux s’est essayé aussi à la comédie décalée ou à l’adaptation littéraire de Diderot avec une version forte de La religieuse (2013). Plus près de nous enfin, il a ouvert un cycle de l’intime dans lequel on trouve Valley of Love (2015) et The End (2016), tous deux interprétés par Gérard Depardieu. Avec Les confins du monde, le cinéaste de 52 ans s’inscrit aussi dans une telle approche en réussissant à rendre envoûtant le parcours d’un Tassen aux prises avec son chaos intime. Incarné par un Depardieu massif mais toujours sensible, Saintonge, un écrivain amoureux du Vietnam, sera une sorte de père de substitution du caporal Tassen. Se sentant lui-même « coupable d’être vivant », cet homme ambigu et apaisant qui a perdu tous les siens, donne à lire à Tassen les Confessions de Saint-Augustin et le confronte à son drame : « Il y a un ennemi contre lequel on ne peut pas lutter, c’est votre ennemi intérieur… »
Libéré de toute autorité, Tassen va essayer d’organiser un commando en recrutant des prisonniers vietminhs avec lesquels il va se lancer à travers la jungle pour affronter un adversaire qui frappe mais demeure toujours hors de portée… Pour tenter de demeurer « connecté » à la vie, Tassen cultivera une romance amoureuse mais sans issue avec Maï, une jeune prostituée mais sa vengeance le ramène toujours dans la jungle…
Sombre, dense, immense, moite, balayée par de torrentielles pluies tropicales, la jungle est, ici, un personnage à part entière des Confins du monde, œuvre alors fantastique et onirique. C’est là qu’un soldat voit une sangsue se glisser dans son sexe, c’est là que le soldat Cavagna, seul « ami » de Tassen, meurt en un instant, mordu par un serpent. C’est là, surtout que Tassen, qui a connu la spirale opiacée, se confronte à la peur, à l’indécision, à la désolation, à la sidération, à l’attente et à la solitude…
Pour Tassen, Guillaume Nicloux a trouvé en Gaspard Ulliel un interprète intense et magnétique, juste et troublant. Le comédien (que Nicloux va retrouver dans son prochain projet, Il était une seconde fois) distille, ici, une grâce et un mystère qui servent pleinement le film.
Les confins du monde s’achève comme il a commencé, par le même plan fixe, à cette nuance près que des fantômes y traversent l’image. Tassen est-il un mort encore vivant ou un vivant presque mort ? La réponse est peut-être dans Du bist die Ruh, le superbe lied de Schubert chanté par Gundula Janowitz, qui s’élève alors…
LES CONFINS DU MONDE Drame (France – 1h43) de Guillaume Nicloux avec Gaspard Ulliel, Gérard Depardieu, Lang-Khê Tran, Guillaume Gouix, Jonathan Couzinié, Kevin Janssens, Anthony Paliotti, François Négret. Dans les salles le 5 décembre.