Lettre d’amour dans un taxi
Une voiture arrêtée à un croisement dans une ville. Depuis l’habitacle, la caméra compose un long plan fixe. Des voitures passent, des passants aussi. Et puis la voiture démarre, avance sur une longue avenue droite. Nous sommes quelque part dans Téhéran… Bientôt, par une rapide ellipse, on va trouver deux passagers à bord du véhicule. A l’arrière, une femme couverte de noir dont on saura qu’elle est institutrice. A l’avant, un type bavard qui interroge: « C’est quoi ce que vous avez là? » en indiquant le tableau de bord. « Un antivol? C’est du bon matériel… »
« Ce que vous avez là… », c’est une caméra. Une Black Magic qui se tient facilement dans une main et se dissimule aisément dans une boîte de mouchoirs en papier. Avec elle, la voiture se transforme en minuscule studio de cinéma. Dans lequel, le cinéaste iranien Jafar Panahi a tourné Taxi Téhéran, son nouveau film primé en février dernier, de l’Ours d’or, la plus haute récompense de la Berlinale.
Harcelé depuis longtemps par les autorités iraniennes pour des films jugés trop « noirs » et interdits sur les écrans iraniens, Jafar Panahi a été condamné en 2010 à ne plus réaliser de films, à ne plus écrire de scénarios, à ne plus donner d’entretiens à la presse, à ne plus sortir du pays. Mais Panahi est cinéaste et il ne peut rien faire d’autre que réaliser des films. « Le cinéma, dit-il, est ma manière de m’exprimer et ce qui donne un sens à ma vie. Rien ne peut m’empêcher de faire des films, et lorsque je me retrouve acculé, malgré toutes les contraintes la nécessité de créer devient encore plus pressante. Le cinéma comme art est ce qui m’importe le plus. C’est pourquoi je dois continuer à filmer quelles que soient les circonstances, pour respecter ce en quoi je crois et me sentir vivant. »
Alors, pour Taxi Téhéran, le cinéaste a imaginé un dispositif qui lui a permis de faire du cinéma en quittant l’appartement dans lequel il a notamment tourné Ceci n’est pas un film et Rideau fermé. Au volant d’une voiture qui sillonne Téhéran dans tous les sens comme un taxi, le cinéaste du Cercle et du Miroir a construit une docu-fiction dans laquelle les passagers du taxi éclairent, chacun à leur manière, l’état de la société iranienne.
Impossible, ici, de réaliser un vrai documentaire. Panahi avait commencé, en montant dans différents taxis et en écoutant les conversations des passagers, à filmer avec son téléphone portable. Mais cette façon de faire était trop périlleuse. Pour lui comme pour les gens filmés. Il a donc fait le choix de faire lui-même le cadre (le taxi comportait trois caméras), le son, de diriger le jeu des acteurs, son propre jeu et… la conduite de la voiture. Tous les personnages qui montent dans le taxi sont des acteurs non-professionnels et des amis, des connaissances ou des connaissances de connaissances du réalisateur… Seuls Omid, le vendeur de dvd piratés, Hana la nièce du cinéaste et Nasrin Sotoudeh, avocate et militante des droits de l’Homme, jouent leur propre rôle.
Entre humour et gravité, Taxi Téhéran parle ainsi de la délinquance en Iran, des pendaisons dans des affaires de racket (l’institutrice du début observe qu’en matière de peine de mort, l’Iran est au second rang du record mondial derrière la Chine), des trafics de dvd ou de cd. Omid: « C’est une activité culturelle! Ces films ne sortent pas en Iran. Alors, adieu Woody Allen… »
Si deux vieilles dames transportant deux poissons rouges s’inscrivent, drôlement, dans le domaine des superstitions, le ton devient quasiment tragique lorsque Panahi retrouve un vieil ami disparu de vue depuis longtemps et qui lui montre, sur une tablette, l’agression dont il a été victime de la part d’un couple de racketteurs. Or, ces racketteurs sont des gens qu’il connaît parfaitement…
Lorsque Hana, la pétillante nièce du cinéaste, monte à bord, c’est de cinéma dont il va être question. Pour l’école, la gamine doit réaliser un court-métrage mais elle n’a pas d’idée de sujet et surtout elle doit rester dans le cadre de ce que les autorités considèrent comme « diffusable ». Sinistre inventaire à la Prévert des interdits: respect du voile, de la décence islamique, pas de cravate pour un personnage positif, pas de prénom persan pour un personnage positif, préférer les prénoms sacrés des prophètes etc. La petite Hana tentera bien de faire d’un gamin des rues le héros d’un film diffusable sur le sens de l’abnégation mais l’entreprise échouera…
Après avoir frissonné en entendant une voix dans la rue (« C’était la voix du type qui me cuisinait en prison ») Jafar Panahi fait enfin monter dans son taxi Nasrin Sotoudeh dite « la dame aux fleurs ». L’avocate doit se rendre à la prison pour soutenir une gréviste de la faim, en l’occurrence Ghoncheh Ghavani arrêtée pour avoir essayé, en tant que femme, d’entrer dans un stade pour voir un match de volley-ball masculin… Nasrin Sotoudeh rappelle à Panahi qu’il avait évoqué une telle affaire dans son film Hors Jeu. La militante raconte encore: « Ils disent que tu es un agent de la CIA, du MI5, du Mossad. Ils ajoutent une affaire de moeurs et font de ta vie une prison… Ne mets pas ça dans ton film. Ils vont encore t’accuser de noirceur… »
Entre une caméra volée et un générique absent, Taxi Téhéran s’achève sur une pirouette. Véritable lettre d’amour au cinéma, ce film, souvent bonhomme à l’image de son auteur, est une bouffée de liberté. « Tout film mérite d’être vu, affirme Panahi. Le reste est une affaire de goût ».
TAXI TEHERAN Comédie dramatique (Iran – 1h22) de et avec Jafar Panahi. Dans les salles le 15 avril.