Zain et ses beaux rêves d’ailleurs
Menotté, regard noir et visage sombre, un gamin marche, entre des policiers en tenue camouflée, vers la salle d’audience d’un tribunal. Zain El Hajj, douze ans, attaque Selim et Souad, ses parents, en justice, leur reprochant de l’avoir mis au monde. Au président qui lui demande pourquoi il est détenu à la prison pour mineurs de Roumieh, Zain répond qu’il purge une peine de cinq ans de prison pour des « enfantillages »…
Avec Capharnaum, présenté en compétition officielle au dernier Festival de Cannes, la réalisatrice libanaise Nadine Labaki signe le portrait souvent terrifiant d’un gamin qui vit la plupart de son temps dans les rues de Beyrouth. Très vite, on est persuadé que ce petit garçon va gagner l’une des belles places dans la grande galerie des enfants au cinéma où il rejoindra le pathétique Kid (1921) de Chaplin, Antoine Doinel, le mal-aimé des 400 coups (1959) de Truffaut, Billy Casper, autre mal-aimé dans Kes (1969) de Loach ou encore les petits cireurs de chaussures du Sciuscia (1946) de De Sica…
Révélée en 2007 par Caramel, belle évocation, autour d’un salon de coiffure de Beyrouth, des amours et des désirs d’un petit groupe de femmes, Nadine Labaki, pour son troisième long-métrage, revient donc dans sa ville natale qu’elle filme, d’entrée, par une imposante plongée sur les quartiers populaires de la capitale libanaise. Une plongée qui a valeur métaphorique puisque c’est là, tout au fond de la cité, que Zain se débat avec la rudesse du monde. Un monde où d’ailleurs la guerre n’est pas loin, notamment dans les jeux des enfants qui se poursuivent et s’affrontent avec des AK47 en bois. Mais Zain n’a guère le temps de s’amuser. Alors que le bus de ramassage scolaire passe régulièrement à côté de lui, Zain travaille comme livreur pour Assaad, trimballant de lourdes bouteilles de gaz ou des bidons d’eau ou trafiquant du « jus de chaussettes », en l’occurrence du Tramadol, un antalgique dérivé des opiacés, dilué dans de l’eau et vendu, par gorgée, aux passants…
A la maison, c’est aussi le capharnaum qui règne. Selim et Souad ont bien du mal à gérer et à nourrir leur demi-douzaine de marmots qui, la nuit, se serrent sur des matelas posés au sol. Dans cette promiscuité, Zain, prématurément adulte, suit avec anxiété, l’évolution de sa sœur Sahar. Une tache de sang sur le drap et voilà Zain qui va tout faire pour cacher que Sahar est désormais une femme car il sait trop bien que ses parents l’offriront immédiatement en mariage à Assaad pour s’assurer de la bienveillance de leur loueur. « Au moins, dit le père, elle dormira dans un grand lit. Et avec une couverture… »
Si Capharnaum dépeint une réalité crue et dérangeante, on peut cependant trouver que l’action en justice de Zain contre ses géniteurs semble, elle, assez irréelle. « La plainte de Zain contre ses parents, explique la cinéaste, représente un geste symbolique au nom de tous les enfants qui, n’ayant pas choisi de naître, devraient pouvoir réclamer à leurs parents un minimum de droits, au moins celui de l’amour. J’ai tout de même tenu à ce que le procès soit crédible, à travers l’intervention des télés et des médias qui permettent à Zain d’arriver à ce tribunal. »
Nadine Labaki aborde, ici, de multiples thèmes : les immigrés clandestins, l’enfance maltraitée, les travailleurs immigrés, la notion de frontières et leur absurdité, la nécessité d’avoir un papier pour prouver son existence, le racisme, la peur de l’autre… Fort heureusement, en s’appuyant sur un récit rythmé (sauf peut-être pendant une quinzaine de minutes dans la seconde partie du film) et une caméra mobile, la réalisatrice se concentre toujours sur le périple de Zain.
Croisant, dans un bus, l’étonnant et un peu minable Cafardman, très lointain « cousin » de Spiderman, Zain le suit dans un Luna Park. Il va y croiser Rahil, une sans-papiers éthiopienne, qui survit comme dame-pipi dans des toilettes où elle cache, en journée, Yonas, son bébé. Dans un éternel besoin de survie, Zain va se rapprocher d’eux, devenir une manière de second enfant de Rahil et surtout le grand frère de la petite Yonas qu’il va complètement prendre en charge alors que sa mère sera arrêtée par la police…
« Tu t’en sers pour mendier ? » demande la jeune Mayssoun à propos du bébé… C’est cette même jeune mendiante, prête à lui laisser son business, qui instillera dans l’esprit de Zain son rêve merveilleux, celui de partir en Suède sur un bateau avec de jolies lumières. « En plus, là-bas, explique Mayssoun, les enfants meurent de mort naturelle ». Zain fera sienne cette chimère, ajoutant: « Tu peux même pisser du balcon. Personne ne dit rien! »
Au cœur de cette fiction qui a, par bien des aspects, une dimension documentaire, émerge évidemment le jeune Zain Al Rafeea qui impose, avec sincérité et une énergie mêlée de tristesse et de lassitude, un personnage de gamin des rues à la langue bien pendue. Il donne du « fils de pute » à tour de bras mais il est vrai aussi que sa mère le traite d’ordure et de bâtard…
Diversement apprécié par la presse à Cannes (Libération avait titré « L’indécence plombée de Capharnaum » en reprochant à Labaki de dépeindre grossièrement la souffrance des gosses des rues de Beyrouth), Capharnaum, récompensé d’un prix du jury, reste cependant une œuvre forte. On pourrait, à la rigueur, lui reprocher le côté happy ending du « Smile » demandé à Zain par un photographe hors champ qui lui tire le portrait pour son passeport. Un vrai sourire, le seul assurément de Zain, que la cinéaste gardera, en ultime image fixe, à l’écran.
Dans une récente interview sur France Inter, Nadine Labaki racontait que Zain Al Rafeea allait très certainement partir vivre en Norvège, réalisant ainsi le rêve suédois de son personnage… Comme un happy end.
CAPHARNAUM Drame (Liban – 2h03) de Nadine Labaki avec Zain Al Rafeea, Yordanos Shiferaw, Boluwatife Treasure Bankolé, Kawthar Al Haddad, Fadi Kamel Youssef, Cedra Izam, Alaa Chouchnieh, Nadine Labaki. Dans les salles le 17 octobre.