Le corps douloureux de Lara
C’est une voix enfantine qui résonne aux premières images de Girl, celle de Milo, 6 ans, le petit frère de Lara. Dans une lumière matinale mordorée filtrée par des rideaux, le gamin joue avec sa soeur encore couchée dans son lit et ce sont des images tendres et apaisées qui ouvrent le premier long-métrage du jeune cinéaste belge Lukas Dhont… Mais l’impression est plus que trompeuse. Car c’est une oeuvre puissante, dure et même éprouvante que le spectateur est invité à suivre en partageant quelques semaines dans l’existence de Lara.
Car Girl va suivre au plus près le quotidien de Lara, s’appliquant à saisir ce qui évidemment capital, en l’occurrence la difficile gestion d’être une fille née dans un corps de garçon et d’absolument vouloir en changer, mais aussi toutes les petites choses qui constituent la vie courante de Lara. Comment elle s’entraîne physiquement à la danse en travaillant son grand écart ou la souplesse de ses cuisses ou comment elle se refroidit le lobe de l’oreille avec un glaçon pour ensuite y planter une boucle d’oreille… Tout ce récit passe par trois temps essentiels: l’appartement que Lara partage avec Mathias, son père et son petit frère; le studio de danse où la jeune fille travaille d’arrache-pied dans l’espoir de faire une carrière professionnelle de ballerine et enfin les cabinets du médecin et du psychiatre où Lara est prise en charge et accompagnée pour son protocole thérapeutique de changement de sexe…
Lorsqu’il évoque le point de départ de Girl qui a décroché sur la Croisette une Caméra d’or amplement méritée, Lukas Dhont évoque la nécessité, dit-il, « de parler de notre perception du genre, de ce qui est féminin et ce qui est masculin. Mais surtout pour pouvoir montrer la lutte intérieure d’une jeune héroïne, capable de mettre son corps en danger pour pouvoir devenir la personne qu’elle veut être. Une fille qui doit faire le choix d’être elle-même à seulement 15 ans, quand pour certains ça prend toute la vie. »
Le plus impressionnant sans doute dans Girl, c’est la magnifique performance d’acteur de Victor Polster qui se glisse, avec une formidable présence, dans le personnage de Lara. Longtemps Lukas Dhont a galéré pour trouver son comédien. Au terme d’un imposant casting qui a vu défiler quelque 500 garçons, filles et filles trans, le cinéaste gantois ne tenait toujours pas sa perle rare. Et puis le blond Victor Polster, 14 ans, danseur à l’Ecole royale de ballet d’Anvers, est apparu. Un petit miracle comme le cinéma les aime. Le reste, ce fut la magie du 7e art avec le travail sur les costumes, la chevelure ou encore la voix. Mais pour Polster, le plus dur, ce fut sans doute de danser moins bien qu’il ne sait déjà le faire… Ce qui n’a pas empêché le jeune homme de rafler à Cannes où Girl était présenté dans la section officielle Un certain regard, un prix d’interprétation dont les jurés ont eu la bonne idée de ne pas dire s’il était masculin ou féminin…
Car cette quête d’absolu qu’est un rêve de danseuse étoile se déroule, à travers de longues séquences, dans le studio de danse où Lara répète et répète encore. Plié – tour – arabesque – tombé – pas de bourrée – attitude… Il n’est question alors que de persévérance, de concentration, de rigueur, de travail acharné. Mais Girl, dans ces séquences de danse pour lesquelles Lukas Dhont a pu compter sur le talent du chorégraphe belge Sidi Larbi Cherkaoui, détaille surtout un corps confronté à la souffrance, celui donc de Lara qui arrive, au bout de sa répétition, les pieds torturés et en sang dans ses pointes… Mais c’est aussi un corps (encore) masculin dont Lara, dans le secret d’un WC, arrache les sparadraps qui lui répriment son pénis et lui martyrisent la peau… Et le cinéaste ne se contente pas de filmer une fois la scène. Il y revient à plusieurs reprises. Le chemin de Lara est d’autant plus long qu’elle aimerait tant que son traitement hormonal avance plus vite. Et Dhont répète aussi ces plans de miroir où la jeune fille scrute son corps, tente de voir apparaître ses seins…
En suivant l’aventure (elle aura aussi à connaître la brutalité de ses camarades de danse face à son identité sexuelle encore indécise ou provoquera l’ébauche d’un flirt avec Lewis, son voisin) de Lara dans Girl, on songe parfois au cinéma de Xavier Dolan dans la manière emphatique dont Dhont filme, au plus près, les visages. C’est particulièrement le cas dans la relation entre Lara et son père. Généralement, au cinéma, les personnages de parents dans des scénarios portant sur le changement de sexe, sont dans le déni ou l’incompréhension. Avec le personnage de Mathias (incarné superbement par Arieh Worthalter, vu récemment dans Razzia de Nabil Ayouch, critique sur ce site), on est tout à l’opposé. Voici un père attentif, compréhensif, solidaire et tendre qui est, en permanence au côté de Lara pour apaiser ses craintes et la soutenir dans son épuisante épreuve. Tandis que des larmes coulent une fois encore sur les joues de Lara, Mathias lui glisse: « Je m’inquiète, c’est tout. Et toi, ça te fait rien? » Et presque bravache, sa fille de répondre: « Que du bonheur! »
Girl, on l’a dit, est une oeuvre éprouvante dans laquelle Lara ira jusqu’au bout face à un corps qui l’encombre. Tout à la fin du film, Lukas Dhont réussit, dans une chambre d’hôpital, un plan magnifique où, sur une fenêtre face à la nuit, l’image de Lara se brouille et se trouble. Pourtant, dans les derniers instants, dans un ultime travelling arrière, Lara, droite, souriant doucement, marche vers nous et nous regarde…
On n’est pas prêt d’oublier sa gueule d’ange, ni son rude combat.
GIRL Drame (Belgique – 1h45) de Lukas Dhont avec Victor Polster, Arieh Worthalter, Oliver Bodart, Tijmen Govaerts, Katelijne Damen, Valentijn Dhaenens, Magali Elali, Alice de Broqueville, Alain Honorez, Chris Thys, Angelo Tijssens, Marie-Louise Wilderijckx, Virginia Hendricksen. Dans les salles le 10 octobre.